Monsieur le Ministre, nous connaissons tous cette gravure de l’Ancien régime,
cette caricature des trois ordres : le paysan, courbé, écrasé, portant sur son dos la noblesse en bottines et le clergé en habits de soie.
Epuisé, le paysan s’exclame en légende : il faut espérer que c’jeu là finira bientôt.
Les choses ont-elles tant changé ?
Courbé, écrasé, le paysan l’est de nouveau.
Mais c’est aujourd’hui l’industrie agro-alimentaire, c’est aujourd’hui la grande distribution que le paysan porte sur ses épaules. Avec, par-dessus, la main invisible des marchés mondialisés, invisible mais bien présente, bien pressante.
Sur les épaules des paysans
Cette image, des statistiques l’illustrent : en 2016, la moitié des agriculteurs ont gagné moins de 354 euros par mois. Le métier est gagné par la lassitude : en vingt ans, la moitié des exploitations ont disparu. Un découragement qui tourne souvent au drame : un agriculteur, en France, se suicide tous les trois jours.
A l’inverse, qu’on ouvre le dernier classement du magazine Challenges.
En dix ans, Emmanuel Besnier, le PDG de Lactalis, a multiplié sa fortune par trois, qui s’élève désormais à 8 milliards d’euros.
De même pour la famille Fiévet, c’est-à-dire le fromager Bel : une fortune multipliée par trois en dix ans.
De même encore pour Roquette, le numéro de l’amidon en Europe: par trois en dix ans.
Sans oublier Jean-Paul Bigard, le champion du steak : + 37 % en une seule année.
De ce côté, tout va bien, ni lassitude, ni découragement.
Tout va mieux encore pour les rois des supermarchés, les Naouri de Casino, les Mulliez de Auchan, les Arnault de Carrefour…
Voilà qui nos paysans portent sur leurs épaules.
Mais ce jeu-là finira-t-il bientôt ?
« En ce moment, c’est dur, très dur. On serre les fesses. Il faut encore que j’aille négocier avec ma banque… »
C’est Isabelle Marlot, une agricultrice de mon coin, qui me racontait ça. Elle est en GAEC avec son frère Pascal et sa fille Marion, 270 hectares, surtout de céréales, et une soixantaine de vaches.
« L’année dernière, avec la chute des cours, ça nous a fait 70 000 € en moins. Tout l’argent de côté, on l’a mangé en un an. A cause des prix trop bas, du blé et du lait. On travaille «
En Bretagne, en Normandie, en Auvergne, chez les producteurs de lait, de porcs, de céréales, de viande bovine, vous avez tous, j’en suis sûr, recueilli le même témoignage et sans doute d’autres plus dramatiques.
Partout, la même cause produit les mêmes effets : la chute des cours conduit à la misère.
D’où le branlebas de combat.
D’où les états généraux de l’alimentation.
Tout ça pour ça ?
Une parenthèse, Monsieur le ministre, Monsieur le rapporteur.
Sur les Etats généraux de l’alimentation, depuis l’été dernier, j’ai joué le jeu. Je me suis rendu à l’ouverture en grandes pompes, à Bercy. J’ai assisté à des tas d’auditions, des tables rondes, j’ai participé à la classe verte des parlementaires, au marché de Rungis. J’ai même reçu, d’ailleurs, en bon élève, les félicitations du président de ma Commission et dans cette Assemblée il est rare que je reçoive des félicitations pour mon comportement.
Nous avons été, comme ça, des centaines, des milliers, à jouer le jeu. Des députés, bon, peu importe, on est payés pour, mais surtout des paysans, des syndicalistes agricoles,
des cadres de l’agroalimentaire, des dirigeants de la distribution, des représentants de consommateurs,
des défenseurs de l’environnement, des militants du bien-être animal, des centaines de personnes qui ont bloqué leurs journées, parfois leurs nuits, qui très concrètement sont montées à Paris, ont pris le train, ont dormi loin de leurs familles, ont consacré du temps à ces EGA, alors que mille autres impératifs les appelaient dans leur ferme, dans leur association, dans leur entreprise.
Pourquoi sont-elles venues ?
Parce qu’elles étaient mues, et moi avec, parce que nous étions mus par un espoir, par un double espoir : assurer un revenu digne aux agriculteurs et transformer l’agriculture.
Des centaines de personnes qui ont donc participé à des centaines réunions, à 35 000 heures de discussions, 35 000 heures, c’est Olivier Allain, le co-animateur des EGA, qui a avancé ce chiffre, 35 000 heures !
Et tout ça pour quoi ?
Tout ça pour ça.
La montagne de débats accouche à peine d’une souris.
Et le sentiment qu’on nous a pris pour les gogos du dialogue, de la concertation, du blabla.
Parce que, si c’était pour pondre ce machin, sans souffle sans vision sans ambition, ça servait à rien de nous déranger.
Ca servait à rien d’agiter pendant six mois le ban et l’arrière-ban de nos campagnes.
Ca servait à rien de proclamer des Etats généraux comme pour une révolution.
Vous preniez trois experts dans votre ministère, et entre deux portes, autour d’un bureau, ils rédigeaient ces mini-mesures, on aurait haussé les épaules.
Car ça n’est pas à la hauteur.
Ca n’est pas à la hauteur d’une attente.
Ca n’est pas à la hauteur de l’urgence.
Des prix planchers
Je l’ai dit, je le répète, la cause du mal est connue : la chute des cours conduit à la misère.
Contre ça, que faire ?
Serge Papin, le PDG de System U, qui animait l’atelier des Etats généraux consacré aux prix, le réclamait devant notre Commission :
« Si on veut sauver l’agriculture française, l’amener vers du plus qualitatif, il faudrait des prix minimums garantis. On a besoin dans ce pays de régulation, et ça fait environ trente ans que l’agriculture est la variable d’ajustement à la guerre des prix. »
C’est l’évidence qui s’impose à tous les esprits.
C’est l’idée, la plus simple, la plus banale, qui revient dans les échanges.
Des prix planchers.
Des prix planchers, tout bêtement.
Des prix planchers, qui intègrent un revenu digne pour les agriculteurs.
Des prix planchers qu’on peut même énoncer, ici, au doigt mouillé :
40 centimes le litre de lait,
1,50 € le kilo de porc,
Et l’interdiction, donc, pour les industriels, pour les coopératives, pour Lactalis et Bigard, d’acheter sous ces prix planchers.
Mais à la place de cette mesure, trop simple, trop banale, trop évidente, à la place de quotas, à la place de coefficients multiplicateurs, à la place d’outils de régulation qui ont fait leurs preuves durant des décennies, vous avez bâti une usine à gaz législative, à base de contrats, d’accord-cadre, qui – je cite – dans la détermination du prix doivent désormais prendre en compte un ou plusieurs indicateurs relatifs aux coûts pertinents de production en agriculture ou à l’évolution de ces coûts, un ou plusieurs indicateurs relatifs aux prix des produits agricoles et alimentaires, charge ensuite à un médiateur de modifier ou supprimer des accords-cadres qu’il estime abusifs ou déséquilibrés, et si sa mission de médiation n’aboutit pas dans un délai d’un mois sera alors saisi un juge pour un arbitrage, etc. etc., mais les indicateurs de prix ne demeurent, de toute façon, qu’indicatifs, au mieux incitatifs, et en aucun cas contraignants.
Désobéir à Bruxelles
Plutôt que ce labyrinthe, je vous ai interrogé en Commission, pourquoi n’avez-vous pas opté, tout bêtement, tout simplement, tout banalement, pour des prix planchers ?
Parce qu’il y a la concurrence, vous m’avez répondu.
Parce que ce serait porter atteinte à la concurrence.
Et ça, vous m’avez bien expliqué, la Commission européenne n’aimerait pas du tout, qu’on touche à la concurrence. Elle nous sanctionnerait.
Elle nous punirait.
Du coup, vous poursuivez bien le même but, nous nous séparons sur les moyens, des prix planchers, mais par mille détours, avec mille tuyaux, qui rend votre projet complètement gazeux, illisible, inopérant.
Désobéir à Bruxelles, le jeu en valait pourtant la chandelle.
Il s’agit d’hommes, nos agriculteurs : seront-ils encore broyés demain ?
Il s’agit de nos terres, de nos territoires.
Il s’agit de nos assiettes.
Il s’agit de notre environnement.
Au nom de tout cela, ça faisait de la matière, quand même, pour entamer un bras de fer, pour affirmer que la concurrence n’est pas l’utopie universelle, que la France place bien d’autres valeurs humaines au-dessus de cette sainte concurrence.
C’est toute votre ambiguïté.
Vous êtes là, avec ce projet de loi, à contre-emploi, le cul entre deux chaises.
Vous le voyez bien, que les marchés mondialisés mènent l’agriculture dans le mur, que les paysans sont étranglés. Et en même temps, ce libéralisme, c’est tellement le vôtre, cette concurrence libre et non faussée, c’est tellement dans les gènes de votre majorité, dans l’ADN de votre président,
la libre concurrence appliquée au travail,
la libre concurrence appliquée au rail,
la libre concurrence appliquée à l’Université,
la libre concurrence appliquée au logement.
Alors, timidement, avec mille précautions, avec des pudeurs de gazelle, vous tentez de réguler un peu. Et en même temps, vous signez le Ceta avec le Canada, le Mercosur avec l’Amérique du Sud, et encore un accord avec le Mexique. Vous demandez aux agriculteurs de « monter en gamme », d’offrir une « alimentation de qualité », et en même temps vous ouvrez les vannes aux boeufs mexicains, canadiens, argentins, brésiliens, élevés aux farines animales, aux activateurs de croissance…
Vous ratez une belle occasion,
Monsieur le rapporteur, Monsieur le ministre.
Une belle occasion, d’abord, d’assurer un revenu aux agriculteurs.
Les 35 000 heures de discussion avaient produit des effets :
mis autour de la table, industriels et distributeurs étaient ramollis.
Ces Etats généraux, ça les avait conduits sur un autre terrain que leur seul profit. Ils étaient prêts à des concessions. Et à l’arrivée, le néant, un projet famélique.
Dominique Voynet animait l’atelier consacrée à la santé. A l’arrivée, elle dressait ce bilan : « Dans le projet de loi, il n’y a rien. C’est un peu décevant. Pourquoi c’est un peu décevant ? Parce que les participants, industriels, transformateurs, distributeurs, qui n’étaient pas des poulets de l’année, s’attendaient à ce qu’on leurs impose des choses.
Ils ont négocié des compromis, ils ont avancé parce qu’ils pensaient être battus bien plus durement ! Et à l’arrivée, il n’y a rien, alors forcément ils respirent ! Ils rigolent ! »
Les paysans en transition
Vous avez raté une autre occasion, Monsieur le rapporteur, Monsieur le ministre.
De transformer l’agriculture.
Plein de paysans doutent, aujourd’hui.
Quel chemin emprunter ?
Le bio ? Le raisonné ? Le durable ?
Alors que je visitais leur ferme, Isabelle, et son frère Pascal, et sa fille Marion, pestaient tous trois contre les écolos. Puis elle me montre un coin, plus loin, dans les pâtures : « Pour épurer l’eau, vous voyez là-bas, on a planté des roseaux… Ça marche bien, ça filtre. »
En pratique, ils sont déjà en transition, ils ont fait quelques pas.
Et l’enjeu réside là, pour moi : des Pascal, des Isabelle, des Marion, comment on les fait glisser, pas forcément vers le bio, mais vers une autre agriculture ? Comment on rend ce changement socialement viable, économiquement rentable ?
« On pourrait faire partir nos bêtes à l’herbe, elle me confiait, mais il faudrait le double de surface. Si le consommateur veut des vaches en pâture, on peut, mais il faut que le prix du lait suive… »
C’est le moment.
C’est le moment de leur garantir un revenu, comme un socle, comme une assurance pour se projeter vers l’avenir.
Voilà le premier étage de la fusée, nécessaire, indispensable.
Mais c’est le moment, aussi, de leur dire voilà notre ambition : sortir notre agriculture du productivisme, de la chimie, de la mécanique, préserver l’eau l’air et la terre, en finir avec les élevages en batteries, avec les animaux qui ne voient ni la couleur de la terre ni la lumière du jour, mieux traiter les ouvriers de l’agroalimentaire, approvisionner nos régions notre pays d’abord, ne pas ruiner les paysanneries d’ailleurs, et surtout, surtout, offrir à tous une alimentation saine, sans substance cancérigène, sans perturbateur endocrinien, pour que nos enfants ne nous accusent pas.
Sur tout ça, dans votre projet, on atteint au vide.
A l’insignifiance.
On s’est tous levés, mercredi dernier, dans cet hémicycle,sur tous les bancs, pour en appeler au sauvetage des abeilles.
C’est une unanimité touchante.
On s’était tous levés, déjà, un autre mercredi, pour les oiseaux cette fois. Côté grande déclaration générale, ça va.
Mais au pied du mur, dans le concret des projets de loi, qu’il s’agisse de transports avec le nouveau pacte ferroviaire, ou aujourd’hui d’agriculture, eh bien ces questions, de réchauffement, de pollution, d’abeilles, ces questions disparaissent.
Et le ministre supposé les porter, lui aussi, disparaît. Où est passé M. Hulot ? Il a pris des vacances ?
Vous ratez l’occasion, Monsieur le ministre.
Vous ratez l’occasion de laisser votre nom à une belle loi.
L’histoire ne retiendra pas la loi Travers.
C’est juste une loi de travers, une de plus, une loi molle, une loi creuse.
Et sur ses épaules, après vous, après nous, le paysan portera toujours l’aristocratie de la grande distribution, le clergé de l’industrie et par-dessus eux, la main invisible et inflexible des marchés.
Et je le redoute, je le crains, ce paysan pourra continuer de se plaindre : « Il faut espérer que ce jeu-là finira bientôt. »