Je veux dire, d’abord, Monsieur le ministre, et sans vous injurier, la misère du moment, la misère politique du moment. D’habitude, on se tourne vers vos bancs pour vous disputer, vous réveiller, vous interpeller : vous avez les leviers, bon sang, maniez-les ! Voilà que, désormais, je n’éprouve plus ni colère ni espoir.
Voilà que le pouvoir est comme en suspens, la France réduite à l’impuissance. Bientôt vous ne serez plus là. Votre gouvernement est fantôme, en sursis, sans avenir, sans vision.
Il en faudrait une, pourtant, de vision pour le pays.
Il en faudrait une, notamment, pour la dépendance.
« Vous êtes des saintes ! »
C’était après le Covid. Le président de la République se déplaçait à Amiens, et je lui présentais Martine, Annie et Sylvie, auxiliaires de vie dans le Vimeu. Elles lui avaient décrit leurs courses, d’un patient au suivant, trente minutes maxi chez leurs papys, biper à l’entrée, biper à la sortie. Une demie-heure pour lever, laver, habiller les mamies, pour préparer leur petit déjeuner, pour ouvrir les volets, pas le temps pas le temps, l’œil sur la montre.
Et ça, de tôt le matin jusque tard le soir, avec les journées à rallonge, entrecoupées de pauses sur le parking, la gamelle avalée dans la voiture, et à la nuit tombée, revenir pour le dîner, pour le coucher, pour fermer les volets. Elles avaient sorti leurs fiches de paie, 960 €, 1030 €, 1380 €, des salaires très partiels pour des temps plus que pleins.
Elles avaient dit, aussi, leurs corps usés, les opérations au dos, aux poignets, aux coudes, aux genoux, les cicatrices partout, épuisées avant la soixantaine. Elles avaient conclu, pourtant, sur leur fierté, sur leur utilité, sur la certitude de leur utilité.
« Vous êtes des saintes ! » s’était exclamé le président.
C’était un joli compliment. Mais c’est tout le souci, également. Parce que les saintes vivent de l’amour de Dieu et d’eau fraîche, inutile de les payer. Au contraire, il nous faut des travailleuses, des travailleuses qui aiment leur métier et l’humanité, soit, mais des travailleuses qui vivent de leur travail, des travailleuses qui en vivent bien, et non qui en survivent.
Nous avons gagné une première bataille, c’est vrai.
Il y a dix, quinze, vingt ans, qui connaissaient les auxiliaires de vie ? Personne, ou presque. Inconnues au bataillon, invisibles. Une ombre qui se glissait, à l’aube, dans les logements des personnes âgées. Des femmes licenciées de l’industrie, bien souvent, à qui Pole Emploi proposait ce boulot-là. Ou des immigrées qui n’avaient pas le choix.
Voilà que, désormais, on en parle à la radio.
Voilà qu’à l’occasion, on les applaudit sur un plateau télé.
Voilà qu’on leur consacre des films au ciné.
Voilà qu’on les célèbre, qu’on les surnomme « les vaillantes », « les essentielles ».
Cette bataille culturelle, nous l’avons gagnée, et c’est très bien.
Mais il nous faut remporter, désormais, la guerre budgétaire.
Car les mêmes qui célèbrent, les mêmes qui applaudissent, les mêmes qui, sur ces bancs, ici, ont de l’admiration pour leur vocation, les mêmes repoussent depuis sept ans la loi Grand Âge, dont on parle toujours et qu’on ne voit jamais. Les mêmes refusent de lâcher les milliards. Dix milliards, nous avons chiffré. Dix milliards pour la dépendance. Dix milliards pour sortir ces métiers des bouts de ficelle. Dix milliards pour chasser la précarité. Dix milliards pas seulement pour elles, dix milliards pour la société.
Car nous avons un défi démographique à affronter : la France vieillit, la France vieillit vite. Des auxiliaires de vie, il nous faut en recruter par milliers, par centaines de milliers. Et il nous faut, surtout, surtout, les garder.
Après son bac, Laurine entre à l’ADMR, comme sa mère : « On m’a vite proposé un CDI, j’avais un loyer à payer, j’ai dit OK. Mais c’était à mi-temps, à 700 € par mois. Mes collègues me le disaient : ‘T’es jeune, fais autre chose de ta vie, on est payés une misère.’ Après deux années, j’avais un début de mal au dos, mais c’est dans la tête que j’ai craqué. J’ai fait un burn-out, parce que toutes les personnes dont je m’occupais, elles mouraient. Un jour, je rentre chez une dame, et je découvre son corps dans le lit, sous le drap blanc. J’appelle ma cheffe, qui me réplique : ‘Eh bah, comme ça, vous pourrez être plus vite chez la personne suivante.’ Après ça, j’ai craqué, je viens de démissionner. »
C’est de notre faute à nous, cette malédiction des arrêts-maladie et des démissions.
C’est à nous d’offrir le temps, le temps du soin, le temps du lien. Le temps qui est à l’argent. C’est à nous de les prendre, j’y reviens, les dix milliards, ou mieux : c’est aux actionnaires, aux milliardaires, de les donner, de les donner d’eux-mêmes, de les donner aux « saintes ». De les donner pour leur rédemption. Amen