Pour à peu près tout, on entend sur les bancs de la majorité qu’il faut attendre la fin du grand débat. Pour l’indexation des retraites sur l’inflation, grand débat. Pour l’isolation des logements, grand débat. Pour une taxe poids lourds, grand débat. Pour de nouvelles tranches d’imposition pour les ultra-riches, grand débat. Pour les travailleurs détachés, grand débat. Pour les personnes handicapées, on l’a vu ici même la semaine dernière, grand débat. Pour le référendum d’initiative citoyenne, grand débat. Pour des contreparties au CICE, grand débat. Pour la TVA nulle sur les produits de première nécessité, grand débat.
Le refrain est répété par tout le Gouvernement : « Nous attendons la fin du grand débat. » À tel point que nous nous demandons pourquoi ne pas fermer l’Assemblée nationale… Pourquoi ne pas geler nos travaux, le temps de cette vaste consultation ? Pourquoi ne pas nous accorder des vacances, allez, jusqu’aux élections européennes ? Je suis sûr qu’ensuite, vous déborderez à nouveau de projets !
Mais là, soudain, pour solder Engie, pour solder la Française des jeux, et pour solder, surtout, Aéroports de Paris, on n’attend plus la fin du grand débat.
Pourquoi ? Pourquoi cette urgence ? Pourquoi vendre les bijoux de la République ? Pourquoi vendre des entreprises qui rapportent ? Pourquoi, surtout, vendre une frontière ? Je ne comprends pas, et je ne suis pas le seul. La droite ne comprend pas. La gauche ne comprend pas. Le Sénat ne comprend pas. Le Conseil d’État ne comprend pas. Les syndicats ne comprennent pas.
Des voix, de partout, vous objurguent. Aéroports de Paris est une entreprise publique qui marche bien, qui fait des bénéfices, qui investit. Franchement, gardez-la !
On vous écoute, on écoute vos arguments. Mon Dieu, qu’ils sont faiblards ! Qu’ils sont rabougris ! Vous nous dites, monsieur le ministre, que le rôle de l’État n’est pas de gérer les dividendes. Quelle formidable logique : quand ça rapporte, vendons ! Vous nous dites que ce n’est pas à l’État de gérer les boutiques de duty-free. Mais alors, débarrassez-vous de la filiale commerciale et conservez la frontière ! Vous nous dites que la moitié du produit de la vente servira à rembourser la dette. Or, 5 milliards d’euros sur 2 300 milliards, cela représente 0,2 % de la dette publique. On mesure l’urgence et l’enjeu !
On ne comprend plus. Aussi, le soupçon se fait jour. Le sénateur socialiste Martial Bourquin vous pose la question : « Est-ce qu’après Nantes, il faut satisfaire Vinci à Paris ? On s’interroge. » Par Canard enchaîné interposé, le président répond : non, ce serait trop gros, trop voyant, trop cousu de fil blanc. Je vous ai demandé – et je maintiens ma demande – d’instaurer un registre des lobbies à l’entrée de l’Élysée, que chaque visiteur du soir, du midi ou du matin signerait et qui serait consultable par tous les citoyens. Derrière les décisions, on doit pouvoir mesurer les influences.
Mais je crois qu’il faut aller au-delà – au-delà de livrer des prébendes à la bande, au-delà de distribuer les beaux morceaux de la France à la finance. Autour de cette privatisation d’Aéroports de Paris, il règne aujourd’hui une telle confusion… On nous dit que ce n’est plus une privatisation, que c’est seulement une concession de soixante-dix ans, et d’ailleurs que l’État gardera des parts… Je pense que vous-mêmes, vous ne comprenez plus pourquoi il faut privatiser Aéroports de Paris.
Vous-mêmes, vous ne savez plus pourquoi on vend Aéroports de Paris. Mais vous êtes en service…
Vous connaissez sans doute ce jeu, « Jacques a dit ». Sous la Ve République, c’est « Le Président a dit ». Le Président a dit, il faut une loi sur les fake news. Alors le Gouvernement prépare une loi sur les fake news et l’Assemblée nationale enregistre la loi sur les fake news. Le Président a dit, il faut supprimer l’impôt de solidarité sur la fortune. Alors le Gouvernement prépare un budget qui supprime l’impôt de solidarité sur la fortune et l’Assemblée nationale enregistre le budget qui supprime l’impôt de solidarité sur la fortune. Ce soir, le Président a dit, il faut privatiser Aéroports de Paris.
Le Gouvernement, donc, fourre la privatisation d’Aéroports de Paris dans le projet de loi PACTE et l’Assemblée va enregistrer la privatisation d’Aéroports de Paris.
Vous allez faire le job, monsieur le ministre. Vous allez le faire avec allant, avec intelligence et avec talent, comme toujours. Mais vous pourriez tout aussi bien, avec le même allant, la même intelligence et le même talent, et peut-être même avec davantage de conviction, défendre qu’Aéroports de Paris doit appartenir à la nation.
Je vous écoute et j’entends une langue morte, monsieur le ministre. Vous dites qu’Aéroports de Paris n’est plus un monopole depuis qu’il existe des hubs, qu’il faut abonder un fonds pour l’innovation de rupture, qu’il faut dégager des moyens financiers pour le stockage des données. Mon sentiment, c’est que vous n’y croyez pas, que vous n’y croyez plus. Les Français y croient encore moins, mais qu’importe, cela se fera quand même. Vous êtes porté, moins par un enthousiasme que par une inertie.
Lorsque je vous écoute, je me rends compte que l’ensemble de ce projet de loi est habité de cette langue morte : « accompagner vers la digitalisation », « stimuler la croissance de nos sociétés », « lever les blocages », « modernisation », « co-construction », « innovation »… Il y a l’inévitable « libérer les entreprises », et aussi la fatale « croissance au service de notre économie ». Vous parlez une langue mécanique, sans foi ni fougue, sans imagination, sans ambition, qui n’emporte plus le pays, qui ne cherche même plus à emporter le pays, qui ne se soucie plus d’avoir l’approbation, l’adhésion ni même l’acceptation des Français.
Cela dit, ce projet de loi, cette langue, cette braderie des aéroports reflètent un moment politique. Vous ne dirigez plus, mais vous dominez toujours. Vous savez que nous devons cette distinction à Antonio Gramsci. Je le cite car, depuis sa prison, depuis les années 1930, depuis l’Italie, on croirait qu’il parle de la France d’aujourd’hui, dans sa langue complexe – car, pour que ses écrits franchissent les portes des geôles fascistes, il utilisait en permanence des périphrases. Pour ne pas écrire le nom de Marx, il évoquait « l’inventeur de la dialectique »…
Selon Gramsci, donc, la crise moderne est liée à ce que l’on appelle une crise d’autorité. La classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire qu’elle n’est plus dirigeante, mais seulement dominante, détentrice d’une pure force de coercition. Cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant.
Nous vivons ce temps. L’adhésion des Français au mouvement des gilets jaunes a montré que nos compatriotes ne croient plus en vous, qu’ils ne croient plus à votre discours.
Quand je parle de « vous », je ne pense pas seulement à vous, monsieur le ministre, ni même au Président Macron, et pas davantage à la République en marche. À l’inverse, collègues marcheurs, vous êtes même peut-être la dernière excroissance à laquelle les Français ont essayé de croire. Non, c’est un « vous » beaucoup plus général. Les Français ne croient plus en vous les élites, vous les énarques, vous les inspecteurs des finances, vous les dirigeants, vous les représentants, vous toute une classe, vous qui parlez à la télé, vous qui présentez des plans, des lois, des projets, vous qui jurez par la compétitivité, vous qui promettez la croissance partagée.
Massivement, les Français se sont détachés de ce discours, de votre discours. Ils n’y croient plus.
Je ne prétends pas ici que les Français se sont rattachés à nous. Non, je ne prétends pas qu’ils croient en notre planification écologique ou en notre protectionnisme solidaire. On peut espérer qu’ils y croiront un jour, mais ce n’est pas encore le cas, en tout cas pas massivement. En revanche, ils se sont détachés de l’idéologie libérale que vous portez comme un paquebot qui a commencé à tourner mais continue sur sa trajectoire morte.
Vous avez perdu le consentement. Vous ne dirigez plus. Il ne vous reste alors que la domination, la « force de coercition », comme dit Gramsci.
La police tous les samedis, les matraques et les gaz lacrymogènes, les milliers de manifestants blessés – une centaine sont en urgence absolue –, des mutilés à vie, des estropiés, des éborgnés… Qu’importent les atteintes à la démocratie ! Qu’importent les appels du Conseil de l’Europe à mieux respecter les droits de l’homme ! Qu’importent les alertes de l’Organisation des nations unies sur l’usage excessif de la force ! Désormais, vous tenez par la force de coercition. Vous ne dirigez plus, vous dominez.
Le projet de loi PACTE s’inscrit dans ce moment politique. Les Français se sont détachés de votre langue morte. Ils ne croient pas en vos mesures, ils n’en espèrent rien. Mais Engie sera livrée à la finance. La Française des jeux sera livrée à la finance. Surtout, Aéroports de Paris sera livré à la finance. Vous ne dirigez plus, mais vous dominez toujours.