Plaidoyer pour les poules, vaches, cochons

Chers collègues, Monsieur le ministre, Monsieur le rapporteur, je vais maintenant plaider, et même longuement, la cause animale.
Pour que l’agro-alimentaire cesse de traiter vaches poules et cochons comme une matière première. Et je sais combien, lorsqu’on prend la parole pour ces êtres qui ne parlent pas, on est vite soupçonnés de sentimentalisme, de sensiblerie, et sujet à moqueries.

La compassion

J’éprouvais le même souci, il y a quelques années, avec les ouvriers du poulailler Doux. Leur usine, à Graincourt, dans le Pas-de-Calais, allait fermer, et piétinant devant l’entrée, entre banderoles et palettes, on causait de leurs inquiétudes, de leur improbable reclassement, des crédits sur le dos et sur l’auto, de leurs tendinites, de leur sciatiques, de leurs cervicales en compote, du mépris des chefs, aussi.
J’avais une autre question sur les lèvres.
J’hésitais.
Au milieu de ces grands costauds, de ces filles rudes à la peine, ça ferait sentimental.
Ca ferait intello des villes face à ces prolos des campagnes.
Avec prudence, mais je m’y suis collé : «  Excusez-moi, mais les poulets, c’est pas comme de l’acier, non ? Quand vous les voyez, ça vous fait quoi ? »
Il y a eu un blanc, là. Un silence. Un temps d’arrêt.
Ca les interloquait, comme si, en fait, on énonçait un non-dit, un tabou.

Un homme s’est lancé : « La première fois que je suis entré ici, je me suis demandé : “Mon Dieu, où je suis tombé ?” On en fait des cauchemars… Je suis pas le seul. “Tu dormais, m’a raconté ma femme, tu t’es assis dans le lit, et tu parlais des poulets.” Qu’on en tue autant, je ne pouvais pas imaginer. Et il faut voir comment ça se passe… »
Tous, toutes, autour de lui approuvaient.

Même eux, vous voyez, même ces grands costauds, même ces filles rudes à la peine, même eux qui en voyaient défiler des milliers chaque jour, des millions dans leur carrière, de poulets, même eux ne s’étaient pas endurcis.
Bien sûr, ils mettaient un mouchoir sur leur âme.
Il faut bien.
C’est le boulot.
Il ne court pas les rues.
Y a le frigo à remplir, et le gasoil pour l’auto, et le Noël des enfants.
On se construit une carapace, au fil des ans.
On s’entraine à l’indifférence.
Mais dans un recoin, malgré les efforts, la compassion demeure, la belle compassion, souffrir avec, la souffrance de l’autre qui devient un peu la nôtre. L’autre fut-il une bête.

Dans le sommeil de la nuit, comme un geyser qui relâche ses jets, c’est la conscience qui se libère. Et qui crie. Il suffit alors d’une question, une petite question, timide, du bout des lèvres, pour que craque cette carapace d’indifférence. Que voit-on surgir ? Oui, de la sensibilité, des sentiments.
Et ce serait une honte ?
Non, c’est une fierté, cette sensibilité, ces sentiments.
C’est leur humanité, à ces ouvriers.
C’est notre humanité, notre part la plus précieuse.
Ne la faites pas taire en vous, aujourd’hui, au nom des chiffres, au nom de l’économie, au nom de l’inertie, au nom des lobbies.
Ne vous cuirassez pas le coeur.

Du « minerai »

Après l’usine, dans le même coin, je me suis rendu chez un éleveur de poulets.
Je n’en donnerai ni l’adresse, ni le nom.
Juste un éleveur.

Avec lui, j’ai traversé un immense hangar, totalement vide. Toutes ses volailles avaient crevé, et il m’expliquait simplement :
« L’ordinateur a donné l’ordre de chauffer, comme s’il faisait froid. Automatiquement, les bêtes ont été étouffées. En six heures, les poulets étaient comme ébouillantés.
– Y en avait combien ? je lui ai demandé.
– Dix-sept mille. »

C’était finalement un petit incident informatique. La faute à l’ « ordinateur ». Cette anecdote décrit bien, dans sa banalité, un système inhumain. Au sens propre : sans humain. J’insiste: un système.
Un système.
Un système né dans l’après-guerre.
Un système qui a fait de l’élevage une industrie.
Un système qui, aussi, je l’admets, a fait plonger le coût de la viande.

Vous savez comment, dans ce système, on nomme vaches poules cochons ? Du « minerai ». Comme s’il s’agissait d’une matière aussi inerte, aussi insensible, que du charbon. Comme si, jusque dans le vocabulaire, il fallait le ramener l’animal à du minéral.

C’est pourquoi votre texte de loi, Monsieur le ministre, cet article 13, pour moi, n’est pas seulement timide : il ne va pas dans le bon sens.
Vous y parlez de quoi? Je vous cite : d’ « infractions de maltraitance animale », de « délit pour les personnes qui exploitent des établissements de transport d’animaux vivants ou des abattoirs, d’exercer ou laisser exercer des mauvais traitements envers les animaux », de renforcer les « sanctions encourues en cas de mauvais traitements sur les animaux ».

Je refuse cette logique.
C’est un système, je le répète, qui est maltraitant.
Mais vous proposez, vous, de punir des individus déviants, des professionnels cruels, des agriculteurs, des camionneurs, des bouchers pervers.
Sans doute existent-ils.
Sans doute.
Comme partout.
Mais si peu.
Le but, mon but en tout cas, n’est pas là : non pas sanctionner des dysfonctionnements, mais transformer un fonctionnement. Non pas dénoncer des personnes, mais réformer une industrie.

C’est pourquoi, de mon éleveur qui a subi une panne informatique, je n’ai livré ni le nom ni l’adresse : était-il cruel ? Non, bien sûr que non. Je dirais presque malheureusement non : la cruauté, c’est un encore un rapport personnel à l’autre. Rien de personnel, là, tout d’impersonnel. Lui n’était qu’un rouage de cet immense système.

C’est pourquoi, je le dis, je suis réservé quant à la vidéo dans les abattoirs : j’y vois la traque, toujours, du salarié méchant. Nous aurons le débat tout à l’heure et, en toute franchise, j’ignore encore en quel sens, en mon âme et conscience, je vais le trancher.

C’est pourquoi, que des associations tournent des films dans un élevage en Bretagne, dans un abattoir du Sud, je le comprends : il faut des exemples pour marquer les esprits, il faut des scandales pour emporter l’opinion. Mais de ce système, on ne sortira pas par des accusations en série, par des procès à répétition.

Repousser l’horreur

Je propose quoi, alors ?
Je reprendrai simplement une promesse du candidat Emmanuel Macron : la fin des poules pondeuses élevées en cages.
Ca n’est qu’un début, je le sais bien.
Pourquoi les poules en cages, et pas les poulets en batteries?
Et pourquoi pas les porcs ?
Et pourquoi pas les vaches ?

Parce qu’il faut bien commencer par un bout.
Alors, dans les pas du candidat Macron, allons-y pour les poules. Car c’est sans doute le pire du pire, le plus cruel du système.

Faut-il en rappeler le calvaire ? A l’éclosion, les poussins sont triés, les mâles sont éliminés, soit gazés, soit broyés. Les femelles sont alors enserrées dans des cages, sans pouvoir se percher, picorer, se baigner de poussière. L’angoisse est permanente, avec, du coup, des troubles du comportement, des mouvements stéréotypés, de l’agressivité, voire du cannibalisme. On leur coupe le bec, pour éviter qu’elles ne se blessent. Leurs os, trop fragiles, atrophiés, car sans exercice, se brisent. Notamment à leur départ pour l’abattoir, lorsqu’elles sont ramassées et entassées dans des caisses. Là-bas, sur place, c’est conscientes qu’elles sont suspendues à des crochets sur une chaîne automatique. Mais comment, ensuite, leur mort, une plongée dans un bain électrifié, comment cette mort n’apparaîtrait pas comme une libération ?

Je ne dénonce pas, ici, qu’on tue pour manger.
Omnivore, carnivore, l’homme l’est depuis la préhistoire.
Je le suis également.
Et c’est parce que je le suis, carnivore, justement, que je vous interpelle aujourd’hui. Parce que manger un steack, boire du lait, me faire cuire un oeuf, je souhaite le faire sans honte, sans la crainte d’avoir engendré, derrière, tortures et souffrances, sans devoir me fermer la conscience.

Il faut mesurer le paradoxe sur le sujet.
La tension qui traverse la société, qui me traverse, qui nous traverse.
S’est développée, chez nous, en nous, une sensibilité, oui, pour les animaux, notamment domestiques. Et en même temps, jamais on ne les a aussi massivement, aussi industriellement maltraités.

Alors, avec pareille contradiction, comment le système tient-il ? Grâce à notre lâcheté organisée : nous avons éloigné la mort de nos vies et de nos vues. Les cimetières sont repoussés à l’écart des villes, et les abattoirs avec. Nous avons trouvé mille intermédiaires qui répandent le sang pour nous, puis qui découpent, qui emballent, qui cellophanisent, qui frigorifient, qui packagent, qui marketinneguent. Assez pour qu’on puisse oublier. Assez pour que, à l’arrivée, ces tranches de jambon, dans notre assiette, on puisse les croire végétales, quasiment, cueillies dans un arbre.
Mon voeu, c’est qu’on ne cache plus.
Qu’on ne se le cache plus à nous-mêmes.
Que, comme à Bruxelles, on remette l’abattoir au coeur de nos villes.
Qu’on puisse y entrer, le visiter, qu’il appartienne à nos vies.

Je ne dénonce pas, ici, je le disais, qu’on tue pour manger.
Pour ces poules, leur mort que je m’attaque, mais à leur vie avant cette minute.
A leur non-vie, plus exactement.
Car auront-elles vécu, même une minute ?
Auront-elles vu la lumière du soleil, la couleur de la terre ?

Quand je me souviens des poules qui suivaient mon grand-oncle, dans sa cour de ferme, presque comme des animaux domestiques…
On me répondra, on m’a déjà répondu : « Ca va coûter cher aux éleveurs. »
Eh bien, payons ! Que l’Etat aide, oui, et massivement, et il faudra bien en mettre, des milliards sur la table, pour transformer notre agriculture, pour la tourner vers l’agro-écologie, pour la mener vers un mieux-être animal, qu’on ne confie pas l’avenir de nos terres, de notre alimentation, à la main invisible du marché, une main seulement soucieuse de mini-coûts et de maxi-profits.

Et surtout, que ces éleveurs en soient payés, récompensés, qu’on leur garantisse un prix d’achat, que l’Etat pèse, et de tout son poids, pour eux face aux mastondontes de la grande distribution, qu’on les rassure, qu’on leur assure qu’ils n’auront pas à subir la concurrence libre et complètement faussée de fermes-usines ailleurs, de poules, mais de même pour les vaches, de même pour les cochons, gavés au doping et au dumping.

Nature, animaux, Hommes : le continuum

Mais on me répond autre chose, aussi, on m’accuse presque là : et les hommes ? et les salariés ? et les ouvriers ? Vous y pensez, à eux ?
Comme si, soudainement, pour les animaux, je changeais de camp.
Comme si, pour des poules, j’abandonnais l’humanisme, comme si je trahissais les travailleurs.
Mais au contraire.
Au contraire.
C’est un continuum.

Depuis le XIXème siècle, l’économie domine tout.
C’est la nature, d’abord, qu’elle maltraite, l’eau l’air la terre, les forêts, le sol et le sous-sol, comme si les océans, les forêts, étaient inépuisables, infiniment renouvelables, éternellement polluables, comme si les arbres la faune la flore n’étaient pas vivants, juste de la matière à profits, comptant peu dans l’équation des bénéfices.

Ce sont les animaux, ensuite, je l’ai dit, que cette économie maltraite, traite comme du « minerai ».
Mais comment ne pas voir que, ensuite, ce sont les hommes qu’elle maltraite ? Les salariés ? Les ouvriers ? Qui deviennent à leur tour une matière à profits, qu’on prend et qu’on jette au gré des caprices de la finance, une finance qui jette les paysans du sud hors de leurs terres et les travailleurs du nord hors de leurs usines.

La Nature.
Les animaux.
Les hommes.
C’est un continuum.
C’est une même bataille contre un même Léviathan.

Un mec a dit, il y a environ deux mille ans, ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites.
Et même mieux, je dirais : ce que nous faisons aux plus petits d’entre les nôtres, c’est à nous que nous le faisons.
C’est notre âme qui se tarit, qui s’assèche, qui se racornit.
C’est notre tolérance à l’injustice, voire à l’horreur, qui s’accroît

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