Canne à sucre ou « diversification » ?

« Sur mes vingt hectares, je ne fais plus que de la canne. J’ai essayé la diversification, le maraîchage, mais le marché n’est pas organisé. » Voilà, à ma surprise, la demande forte des cultivateurs en Guadeloupe, en Martinique : non pas abandonner la canne à sucre, mais avoir une part de maraîchage.

« Sur mes vingt hectares, je ne fais plus que de la canne. J’ai essayé la diversification, le maraîchage, mais le marché n’est pas organisé. »

Yannick Kindeur est au volant d’une récolteuse-coupeuse qui, à Grand-Canal, fonce à travers le champ de cannes. Elle a comme des mâchoires devant elle, pour arracher, couper, broyer. Assis à ses côtés, je l’entends mal, le cahier saute sur mes genoux, des copeaux de bois volent alentour. « Même après toutes ces années, ça reste impressionnant. » L’engin recrache la canne dans la remorque qui avance à notre droite. Quand elle sera remplie, le chauffeur se dirigera vers l’usine Gardel, qui avale tout ici. Et qui ne paie pas la canne à sa juste valeur, estiment les cultivateurs.

« Ils nous rémunèrent au prix du sucre de base, de la saccharine. Alors qu’avec, ils font plein de choses derrière, qui rapportent bien plus : de la mélasse, de la bagasse, du rhum…

-C’est comme dans le lait ? Ils ne paient qu’un prix de base, alors qu’ils vont faire des fromages, des yaourts derrière…

-Voilà. D’ailleurs, le nouveau directeur de Gardel vient de chez Lactalis, et c’est ce que je lui ai dit. Comme ça ne nous paie pas assez, à côté, on a presque tous un deuxième métier.

-Par exemple ?

-Eh bien moi, tu vois, durant toute la récolte, c’est-à-dire à peu près cinq mois dans l’année, je suis embauché comme coupeur sur cette machine. Mais on a des agriculteurs-professeurs, des agriculteurs-pompiers, des agriculteurs-commerciaux… Ah mince. »

Il y a un souci. Sa manette ne répond plus, à cause d’un compresseur, il devine, peut-être un fil dénudé… Il nous laisse au bord du chemin pour explorer ça.

« Il y a une panne », on informe Arnou (prénom incertain, à cause du boucan).

C’est le patron des tracteurs, lui. Qui nous raconte à peu près la même histoire : « Je voulais faire du maraîchage, mais c’est pas rentable. C’est dommage, parce que j’aurais préféré, c’est là que je suis compétent. Mon père s’accroche, même si ça ne rapporte pas, c’est comme une foi… Du coup, je suis allé dans les travaux agricoles, dans la sous-traitance, avec plutôt de la réussite : tous les deux ans, je rachète un tracteur, celui-là est neuf… Mais bien sûr : il faut travailler dur. » A quelle heure se coucheront-ils, ce soir ? « Quand les trois remorques seront remplies et partiront pour l’usine… » Sans doute vers minuit.

*

A Anse-Bertrand, tout au nord de la Grande Terre, Wilhem Monrose nous attend dans le SUV au bord de son champ. Lui est « fiché S », il ironise. S comme sucre. C’est qu’il se bagarre, avec des collègues, avec son Kollectif des agriculteurs, contre l’industriel, pour le prix de la canne.

Lui aussi, dans les années 90, avait commencé par la « diversification » : « Des concombres, des laitues, des poivrons, des salades, des tomates… Mais c’est très compliqué, parce qu’il n’y a pas de garantie de prix, et que la concurrence est complètement faussée. On se retrouve avec, en face, le Costa Rica, Saint-Domingue, il n’y a pas de règles communes, sur l’environnement, sur les salaires… Les supermarchés, le grand groupe ici, à qui ils préfèrent acheter ? Au moins cher. Et puis, ils nous paient à 45 jours. Nous, les engrais, les salaires, on les règle directement, on n’attend pas un mois et demi. Et même, il manque une infrastructure, de la logistique, des grands frigos, une organisation derrière… Bref, avec ma femme, au bout de cinq ans, on a abandonné. »

Son vrai métier, c’est la défiscalisation, avec la loi Girardin, pour investir dans les Outremers. C’est qu’il n’est pas du tout d’une famille d’agriculteurs : sa mère était coiffeuse, son père dans un bureau, mais « la terre m’a toujours passionné. Au lycée, contre l’avis de mes parents, j’ai passé mon CAP. »

Malgré son échec dans le maraîchage, Wilhem y repique donc : « En 2002, j’ai pu louer vingt hectares. Cette fois, j’ai fait comme presque tout le monde : de la canne à sucre. » Et comme presque tout le monde, pour l’usine Gardel. Au fil des années, il a découvert les manières de l’industriel, et s’y est opposé : « S’ils décident de ne pas te prendre 10%, 20%, 30% de ta récolte, parce que l’usine ne tourne pas à plein, qu’elle a des pannes, par exemple, eh bien, sur tous ces hectares, tu ne touches rien d’eux ! Ce n’est pas de ta faute, mais tu reçois zéro. Aussi, le coût de la coupe et du transport a augmenté : c’est 28 € de la tonne. Si ta canne est de bonne qualité, Gardel te paie 30 € de la tonne ! Au mieux, il te reste quelques euros. Avec ça, tu serais supposé payer le fermage, la main d’œuvre, les produits… Donc, en vérité, on vit largement sur les subventions. Notre malheur, c’est que notre production n’est pas payée à sa juste valeur. C’est pour ça que nous avions bloqué l’usine, l’année dernière, ils nous ont assignés en justice, et nous avons écopé d’une amende. Après ça, on avait décidé de ne pas couper nos cannes… Ca a réveillé le Département, la Région, l’industriel finalement aussi, mais après ça, il a tout recommencé comme avant. »

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« Aujourd’hui, note l’économiste Christian Saad, nous ne sommes plus couverts qu’à 10% sur nos produits alimentaires. Nous importons 90% de notre nourriture ! »
Dans le port de Jarry, à Pointe-à-Pitre, un immense porte-conteneur de la CMA-CGM est à quai. Ce paquebot, c’est comme le symbole de la dépendance de la Guadeloupe, une dépendance entretenue. « Les subventions, via le Posei, sont très peu fléchées vers les produits qui pourraient se consommer ici. A 80%, c’est pour la canne et la banane. »
Une « monoculture bicéphale ». D’autant plus regrettable que, à ma surprise, après ces quelques rencontres, des cultivateurs la souhaitent, cette « diversification » : non pas abandonner, loin de là, la canne à sucre, mais avoir une part de maraîchage – même si cette polyculture réclame davantage d’efforts.

Il y faudrait, dès lors, une volonté politique, de l’Etat, des collectivités. Mettre en place une logistique, une infrastructure, sur les fruits et légumes : le transport, les frigos, des marchés, et sans doute un marché « type Rungis » pour les acheteurs en gros. Que chaque fermier n’ait pas, comme aujourd’hui, à tout faire, à tout réinventer, comme un pionnier, du champ jusqu’à la vente, jusqu’à la négociation avec les supermarchés. Que les distributeurs, d’ailleurs, soient contraints, par un contrat, à se fournir d’abord avec la production locale.

« La bonne nouvelle, c’est que tout pousse, en Guadeloupe, relève Didier Destouches, universitaire. Nous avions la tradition du jardin créole, cultivé par les esclaves ou les affranchis, qui nourrissait la famille. Ce devrait être un enjeu, pour nous, un enjeu économique, culturel, même de santé : retrouver une autonomie alimentaire. »

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