On est chez VertBaudet, près de Lille. Mais on est n’importe où en France, à peu près, n’importe où dans cette France qui réclame juste décence et bon sens : que les Français puissent vivre de leur travail. Et pas seulement en survivre :
Anaïs : J’ai pris un « contrat petites vacances ».
Moi : C’est quoi, ça ?
Anaïs : Eh bien, c’est un temps partiel : je suis en congé pour toutes les petites vacances. Comme ça, je n’ai pas à payer la crèche pour la petite et le centre aéré pour le grand… C’est comme ça, on jongle. Et l’argent que je perds, je le regagne en prime d’activité.
Moi : Mais votre fils, il aime bien le centre aéré ?
Anaïs : Ah oui, il adore ça, il découvre plein de jeux…
Moi : Et même pendant les grandes vacances, il n’y va pas ?
Anaïs : Je ne peux pas me permettre. Le centre, comme je travaille, c’est 35 € par semaine.
Moi : Vous vous privez sur quoi d’autre ?
Anaïs : Ça fait très longtemps que je n’ai pas fait les magasins, c’est tout sur Vinted. Les sorties, pareil. Aller à Disney, ma fille aurait adoré, mais une nuit sur place, avec la famille, c’est mon Smic qui y passerait. On se contente du parc en bas de chez nous…
Manon : On a une collègue, seule avec sa fille, elle prend tous les quinze jours un sac au Secours populaire.
On parle, ici, de femmes qui se lèvent au milieu de la nuit, plus que très tôt, pour aller au boulot. Qui marchent 25 kilomètres par jour dans les ateliers de logistique de Vertbaudet. Qui soulèvent des tonnes de colis chaque jour. Qui en souffrent, dans leurs dos, leurs cervicales, leurs poignets. Et qui, donc, malgré ces efforts, ne peuvent pas payer le centre aéré à leurs enfants !
Leur embellie, étrangement, ce fut durant le confinement :
Anaïs : Pendant le Covid, j’étais fière de travailler pour VertBaudet. J’avais le sourire, parce que je me sentais reconnue : à l’époque, on a touché 200 € de plus. Il faut dire que, grâce au virus, avec les commandes en ligne, on a doublé le chiffre d’affaires… Mais aussitôt après, on a perdu ce respect. Sur la fiche de paie, et l’ambiance au boulot.
Manon : Leur proposition, c’est 650 € de prime Macron. Mais 0 augmentation, zéro. Alors que quinze jours après les négociations, le patron arrivait tout sourire : « L’entreprise ne s’est jamais aussi bien portée… », avec presque trente millions d’euros de bénéfices.
Peggy : Leur proposition, c’est de faire des heures sups, vingt heures par mois. Mais moi, déjà, pour venir ici, je me lève à 3 h 30 du matin. Là, il faudrait se réveiller encore plus tôt. Et c’est du boulot, ici, au bout de sept heures, on est épuisées.
Les salariés aiment leur travail, mais n’aiment pas la manière dont on leur fait faire leur travail. Comme si, parfois, on faisait tout pour les en dégoûter :
Manon : Un nouveau directeur logistique est arrivé, et avec des propos… « Les salariés, c’est comme la sodomie : si on ne met pas la vaseline, ça coince… »
Isabelle : On a quand même eu deux tentatives de suicide sur le site.
Moi : Il y a des enquêtes ?
Isabelle : Non, l’ambulance arrive, il faut vite fermer les portes, et on n’en parle plus.
Peggy : Y avait un intérimaire, à qui ils avaient promis un CDI, ils sont allés le voir : « C’est fini. » Alors il a pris un cutter, et devant les cadres, devant les employés, il s’est ouvert les veines. Après ça, leur conclusion, c’est : « On les préviendra par SMS. » Comme ça, si le gars se taille les veines, ce sera chez lui.
Manon : On avait Serge, qui avait fait 53 mois d’intérim…
Moi : 53 mois ! C’est pas possible ! C’est 18 mois maximum…
Manon : Après 18 mois, ils lui avaient fait un CDI-intérimaire… Eh bien, au bout de 53 mois, plus quatre ans, ils sont allés le voir : ils l’ont arrêté.
Isabelle : Quand tu pars en retraite, maintenant, tu n’as plus rien. Rien. Comme un chien. Même pas un pot. Même pas un au revoir…
Peggy : On n’a plus le droit de manger un bonbon, un gâteau. Le chef nous a prévenus, à son arrivée : « On boit de l’eau, ici. Le sirop dans l’eau est interdit. » Soi-disant que ça tache les habits !
Comme sous le barnum ça fusait un peu autour de moi en stéréo, il est bien possible que j’ai confondu Manon avec Isabelle, ou Peggy, ou Sonia.
Reste que cinq minutes de cette conversation suffisent : la France a mal à son travail. C’est par là, d’abord, que la société va mal, mais aussi son hôpital, son école, son rail, etc. C’est par là qu’on pourra la redresser, en relevant le travail : dans ses horaires et ses salaires, mais aussi dans son respect, dans sa fierté.
La démocratie ne doit pas s’arrêter à la porte de l’entreprise : voilà un sérieux chantier.
Vertbaudet : cas d’école
Monsieur le ministre du Travail, avec votre réforme des retraites, vous n’avez cessé de le répéter, vous, vos collègues, les députés macronistes : si les salariés se sont ainsi révoltés, si les trois quarts des Français y demeurent opposés, ce ne serait pas, au fond, sur l’âge de départ, mais sur le travail. Sur le mal-être au travail. Sur la non-reconnaissance du travail. Et vous avez promis, la première ministre en tête, d’ouvrir des tas de chantiers avec les organisations syndicales : sur le partage de la valeur, sur le temps de travail, sur le bien-être, etc.
Vous avez là, avec les VertBaudet, un cas d’école, une situation parfaite pour marquer votre volonté : elles sont en grève près de deux mois. Elles ont continué durant la crise Covid. Elles peinent à vivre de leur travail, pourtant éreintant, épuisant. Mais leur entreprise, qui enregistre pourtant des bénéfices records, leur entreprise ne leur accorde aucune augmentation, rien dans les négociations.
Et où l’Etat ? Aux abonnés absents. Il ne dit rien sur ce conflit. Il n’intervient pas. Il ne pèse pas, pour protéger les faibles. Vous n’avez pas dit un mot. Aucune « tripartite » n’est ouverte, pour mettre la pression sur les dirigeants. Le grand silence.
Puisque vous prétendez réhabiliter le travail, allez-y. Dès maintenant. Sur des dossiers précis. Et pas que sur des grandes promesses.