Samedi, je publiais un Tweet pointant Tweeter, estimant « scandaleux » que Donald Trump soit évincé de ce réseau social. Ca soulevait une vague d’indignations, et même parmi mes amis : « Tu vaux mieux que ça mon cher François » (Keyvan), « Pas ça, Ruffin , pas aujourd’hui, pas maintenant, pas après tout ce que tu as fait » (Mr Ianou), « Putain je croyais que toi au moins tu n’étais pas con. J’ai honte » (Katia)…
Vous savez, y a des fois où l’on doute, et où ces critiques viennent élargir la brèche en vous, vous miner de l’intérieur. Et d’autres fois, où vous êtes solide sur votre principe, sûr de votre conviction, et où la solitude, où déplaire, même à ses fans, ne vous gêne pas trop. C’est mon cas, en ce moment, je me sens tranquille avec moi-même : en vingt années de journalisme, et un paquet de procès, j’ai eu le temps de réfléchir à la liberté de parole.
Je vais lister, ici, les objections qui me sont faites – et y répondre en plus de 240 signes.
« Les nôtres d’abord »
Mister : « Je vois régulièrement des comptes de militants censurés par Twitter, rien de nouveau. Réagir là dessus quand c’est Trump qui saute c’est très très nul quand même. » J’ai déjà réagi, publié des posts, à plusieurs reprises, suis même intervenu à la tribune de l’Assemblée, quand des gens proches de nous se virent censurés : les manifestants Alternatiba au G7 de Biarritz, le Gilet jaune Eric Drouet, ou ma propre page Facebook qui connut quelques jours de gel. Mais justement : avec Donald Trump, c’est l’occasion, non pas de défendre une personne, un groupe, mais de poser le principe.
Quel est ce principe ? Si l’on estime qu’un homme doit être réduit au silence, c’est au peuple, à sa justice, à ses représentants d’en décider. Pas à une firme privée.
Alors, Lucie : « Vous savez que la liberté d’expression n’est pas sans limite, rassurez-moi ? », je le sais, je les accepte, mais c’est au peuple, aux tribunaux, ou aux représentants, de fixer ces limites. Pas à une firme privée.
Alors, Glimmer : « « notre liberté d’expression » c’est la liberté d’expression de nazis ? OK », s’il met en danger son pays, s’il est « nazi », c’est à son peuple, à ses tribunaux, à ses représentants, d’en juger. Pas à une firme privée.
Alors, Patrick, dont je vois que tu es de la France insoumise : « A un moment faut que ça s’arrête. Il a aussi les boutons nucléaires. Gafa ou pas on ne va pas faire la fine bouche », eh bien si, je vais faire la fine bouche : je ne laisse pas ça à une firme privée.
Je suis démocrate, vraiment, sérieusement, je crois.
Et non firmocrate. Ou ploutocrate.
Et l’on pourra faire de Trump le pire méchant, « Ku Klux Klan », « Hitler » et compagnie, on pourra me traiter d’ « abruti », de « connard » et pire encore, je ne démordrai pas de ce principe : la liberté d’expression, le pouvoir de censure, ne doivent pas être laissés entre les mains d’une firme privée. Et même, le combat contre ces horreurs, ce néo-fascisme, suprématiste blanc, doit être populaire, politique, et non délégué à une firme privé.
« C’est privé, Twitter est maître chez lui »
Nicolas Vivant : « Vous êtes chez Twitter, c’est privé, ils font ce qu’ils veulent. » C’est l’argument le plus courant, le plus partagé, et il signe, à mon sens, une immense résignation, une gigantesque soumission.
D’abord, il faut dire la dépendance de la démocratie à ces réseaux. On peut le regretter, on peut le déplorer, et je le regrette, et je le déplore, mais c’est un fait : qu’on coupe à un élu, à un représentant, Twitter et Facebook, et c’est sa mort politique. Terminé. Kaputt. C’est pas avec des communiqués de presse qu’il va s’en tirer. Malgré mon amour du papier, la distribution de tracts sur les marchés ne remplacera pas cette force de frappe numérique. Ces firmes disposent donc d’un grand pouvoir, ce qui – comme dirait Spiderman – implique de grandes responsabilités.
« Espaces privés », ensuite, ne signifient pas que le propriétaire puisse y faire régner sa loi. Même si c’est chez vous, vous n’avez pas le droit de battre vos enfants, vous devez déposer un permis de construire avant une extension, etc. Les lois de la République s’appliquent, même chez vous. Dès lors, c’est une bataille à mener : refuser « l’auto-régulation » de ces firmes, et leur imposer notre régulation, nos règles, devant une instance externe.
Enfin, nous sommes confrontés ici non pas à des « médias » mais à des « réseaux », qui plus est quasiment en situation de monopole. Des réseaux, comme le sont l’eau, le gaz, l’électricité… Imagine-t-on que, demain, on vous coupe soudain l’eau, le gaz, l’électricité, l’eau, et vous sous prétexte que « c’est privé », que c’est Veolia, Engie, Enedis, vous devriez subir sans réagir ? Accepter d’en être privé ?
Il n’y a aucune évidence au : « puisque c’est privé, on doit se taire. »
A lire : Vers une censure des algorithmes ?
« Depuis longtemps »
TheCap_Ace note, et avec lui plein d’autres : « Son compte Twitter a violé le règlement de Twitter des dizaines de fois au cours de son mandat. N’importe qui aurait vu son compte ban depuis longtemps. C’est ça qui est scandaleux en fait. » Mais justement, alors : pourquoi son éviction intervient maintenant ? Justement parce qu’il n’a plus le pouvoir, parce qu’il devient un opposant, parce qu’il est lâché par les siens, parce qu’il n’est presque plus rien.
Lorsqu’il régnait sur la Maison blanche, à quelques escarmouches près, Twitter, Facebook et compagnie l’ont laissé délirer, voire monter sa semi-insurrection. Maintenant qu’il est fini, les firmes se retroussent les manches et retrouvent leur courage. Elles qui, au passage, ailleurs sur la planète, ne ferment les comptes d’aucun pouvoir en place, aussi autoritaire soit-il.
« Peur pour vous ? »
MaryLaFée : « pourquoi vous avez peur de ne plus pouvoir critiquer!!? » Oui, en effet, j’en ai peur, pourquoi le nier ? Je m’efforce d’exprimer une pensée propre, parfois inconvenante, malséante, marginale, et j’ai sans doute plus à craindre que d’autres, à la pensée conforme, ces purges numériques, sans procès, sans défense, par un tribunal invisible.
D’autant que je vois une différence de taille entre ce tribunal, et les vrais, que j’ai un peu trop assidûment fréquentés pour mes reportages (sept procès, principalement pour « diffamation », une condamnation) : les magistrats jugent un acte, un écrit, des passages d’un article ou d’un livre. Chez Twitter, c’est l’homme qui est jugé, évincé.
Alors qu’on pourrait imaginer des modérations, sur les comptes sensibles : que les messages, par exemple, ne s’affichent pas aussitôt, mais fassent rapidement l’objet d’une lecture juridique, soit par la plate-forme elle-même, soit par une instance indépendante.
Je ne pleure pas sur Donald Trump. Bien sûr, je m’en fous. Mais quand je me suis réveillé, ce samedi matin, et que j’ai entendu les journalistes annoncer la nouvelle, comme ça, platement, banalement, « Twitter a décidé la fermeture de son compte », et que, derrière, les invités commentaient « ah bah oui c’est normal », comme un ça va de soi, sans discussion, sans question, ça m’a inquiété.
Car évidemment, c’est symbolique : s’ils peuvent, en quelques heures, sans le moindre débat, sans protestation, couper les réseaux du président américain, demain, ils se sentiront les coudées encore plus franches à l’égard du commun, de vous, de moi. De tous les opposants. De tous les inféodés aux seigneurs numériques.