« Je voudrais dire un truc qui va vous paraître bête : je ne me suis pas habitué à la violence de Facebook, à ces commentaires injurieux, à cette haine qui s’étale. Je ne m’y suis pas habitué quand je suis visé. Mais je ne m’y suis pas habitué, non plus, quand d’autres le sont […]. »
Ces lignes, je les écrivais dans un post Facebook il y a deux ans et demi, le 16 décembre 2016. J’y prenais la défense de Léa Salamé, qui m’avait reçu dans son émission sur France Inter et qui était à l’époque traitée par mes abonnés Facebook de « nulle », de « bête » et de plein de trucs nettement plus méchants que je n’ai aucune envie de citer ici. Je concluais, assumant le côté old school qu’on ne me reconnaît pas toujours dans cet hémicycle : « il me semble qu’on devrait se demander « Et si j’avais la personne en face, est-ce que je lui cracherais le même venin ? » ».
Ésope interrogeait : quelle est la pire des choses ? La langue. Quelle est la meilleure des choses ? La langue. C’était dans l’Antiquité, mais on pourrait s’interroger de la même manière à l’ère numérique : quelle est la pire des choses ? C’est internet. J’ai cité Facebook, mais ce sont des Bisounours à côté de Twitter et de ses Gorgones déchaînées. Je m’en tiens à l’écart pour des raisons de santé mentale. La polémique et le conflit font partie de la démocratie mais, il est vrai, c’est souvent un torrent de boue qui s’écoule aujourd’hui.
Mais internet, c’est aussi le meilleur. Le meilleur, parce que la démocratie est malade : malade de ses partis, malade de cette assemblée où, je le rappelle, les ouvriers et employés ne représentent que 3 % des députés alors qu’ils forment 50 % de la population active ; malade de ses médias, verrouillés par dix magnats et où ces mêmes classes populaires – 50 % de la population active, je le répète – occupent 5 % des informations.
Où se réfugient les gens qui ne se sentent pas représentés et qui, de fait, ne le sont pas ? Ceux qui souffrent aujourd’hui d’une absence de représentation ? Où vont-ils avec leur désir d’expression ? Sur le net : c’est là que la démocratie se réfugie.
Dans notre histoire récente, le 29 mai 2005, les éditorialistes d’à peu près tous les grands médias étaient pour le oui au référendum sur la Constitution européenne. Les grands partis étaient pour le oui. Les patrons, en particulier les patrons de presse, étaient pour le oui : un bloc monolithique. Où s’est exprimée la contradiction, où a eu lieu le débat ? Sur internet.
Sur le CETA – Comprehensive Economic and Trade Agreement, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada –, à propos duquel nous allons nous prononcer la semaine prochaine, sans grand suspense, je le crains, où a eu lieu le débat ? Sur internet. Il y a aussi, bien sûr, les gilets jaunes, mouvement qui, comme l’a dit M. le secrétaire d’État, est né et s’est organisé sur Facebook.
Alors non, le peuple fâché, qui se sent spolié – et qui l’est –, ce peuple fâché n’est pas poli.
Quel remède apportez-vous à cette violence, à ces injures, à cette haine que je déplore ? Vous confiez la censure à Google, à Facebook, à Twitter – une censure privée, surtout. Pire : une censure technologique. La motion de rejet que nous déposons est une alerte, monsieur le secrétaire d’État. Un mot en particulier m’ennuie dans ce texte de loi. C’est le mot « technologique » : « [les plateformes] mettent en œuvre les moyens humains ou technologiques […] ». Cette censure technologique – algorithmique, en vérité – me gêne.
La censure a une longue histoire dans notre pays. L’Église catholique s’en est d’abord chargée. Le roi François Ier a chassé les imprimeurs. Puis viennent les Lumières : Voltaire embastillé pour ses écrits satiriques, Diderot à la prison de Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles ; il a refusé, de son vivant, de publier La Religieuse de peur d’y retourner. Le Comité de salut public brûle les œuvres de Camille Desmoulins. Flaubert – la scène du carrosse massacrée de Madame Bovary –, Baudelaire et ses Fleurs du mal… Affronter cette censure est presque un gage d’entrée dans l’histoire littéraire !
C’est ensuite Le Canard enchaîné pendant la Première Guerre mondiale : ses colonnes laissées blanches, Anastasie qui se tient dans le ministère de la guerre. Plaisanterie déplacée ? On coupe. Ironie désobligeante ? On coupe. Un général allié blessé ? On coupe. (Protestations sur les bancs du groupe LaREM.)
La censure s’est, après la guerre, déplacée du papier vers l’image. Ce sont quelque 3 000 films qui ont été censurés, dont – ironie de l’histoire – l’adaptation de La Religieuse de Diderot par Jacques Rivette. C’est une histoire humaine, avec des rebondissements et des déboires : le comité de précensure rend un avis défavorable au scénario ; le film est quand même tourné ; il est interdit aux moins de 18 ans ; le secrétaire d’État à l’information forme un recours et le film est complètement censuré, avant que le tribunal administratif ne lève la censure.
Ce qu’il y a de commun à toutes ces histoires, parfois comiques, c’est l’humain. Elles aboutissaient parfois à des légendes, comme celle de la lutte contre Anastasie, « cette chienne au front bas qui suit tous les pouvoirs » selon Victor Hugo.
C’est pour cette raison que le mot « technologique » me dérange, monsieur le secrétaire d’État : par lui, vous ouvrez la voie à une censure automatique, algorithmique, robotisée, sans humain derrière pour peser, pour décider ; sans humain pour avoir des scrupules à bâillonner un autre humain ; sans responsable qu’il faut chercher à convaincre. Avec ce texte, vous risquez de tuer la dialectique qui existait jusqu’ici.
J’ai une inquiétude supplémentaire : la possibilité que l’on n’en vienne à une précensure. Je crains que Facebook et compagnie, pour s’éviter des ennuis, ne décident d’éliminer, de marginaliser, de s’abstenir d’emblée de référencer les contenus polémiques ou politiques ou de les reléguer. Je crains que cela ne conduise à dépolitiser les réseaux sociaux, qui se borneront alors aux chatons et à la marchandise…
Peut-être serions-nous plus tranquilles. Peut-être le Président de la République serait-il moins injurié – moi aussi, Léa Salamé également. Cependant, il s’agirait d’une tranquillité superficielle et artificielle, comme un couvercle de plus posé sur la marmite France.
Je terminerai par une référence à mon copain Cavanna. Les pages les plus drôles de Bête et méchant sont sûrement celles où il navigue dans les sous-sols de la préfecture et du ministère de l’intérieur en tentant de démêler la pelote pour faire de nouveau paraître Hara-Kiri. Vraisemblablement, la femme du général de Gaulle, « Tante Yvonne », avait surpris ses petits-enfants en pleine lecture d’Hara-Kiri et avait demandé l’interdiction de la publication.
On y trouve cette phrase : « Interdisez, Marcellin, quoi, interdisez ! » – c’était le ministre de l’intérieur à l’époque. « Ohé, Oh ! Tu dors, Marcellin ? Interdis, mon gars, interdis, vingt dieux ! Tes vaillants petits boy-scouts brûleurs de journaux sur la place publique ne peuvent pas se taper tout le boulot. Donne-leur un coup de main, Marcellin. »
Lui ferraillait contre Marcellin ; je ne voudrais pas l’imaginer aujourd’hui bataillant contre des 0 et des 1 !