Les femmes de Prysmian

La semaine dernière, à Calais, je rencontrais les femmes de Prysmian. « Depuis la création du collectif, je n'ai jamais entendu autant de propos misogynes », me racontait Sophie. Certains sous-entendent que leur place est la cuisine... A la place des fourneaux, elles monteront ce vendredi à Paris et seront dans la manif féministe.

« J’étais dans un monde de bisounours. J’étais persuadée qu’en France, au XXIe siècle, on respectait la femme dans sa condition, sa parole. Depuis la création du collectif, je peux vous dire que c’est de la foutaise». 

C’est l’histoire d’une usine qui ferme. Vous allez me dire que je raconte la même histoire depuis vingt-cinq ans. Je radote, c’est vrai. Je radote parce l’histoire radote, parce que rien ne change, parce qu’on délocalise encore vers la Roumanie, parce que les financiers continuent de faire des trucs de financiers. Et l’État laisse faire. Il laisse faire contre les ouvriers. Il laisse faire le marché. Il laisse les faibles être écrasés par les puissants. 

Mais cette fois, il y a quelque chose de nouveau. Ce sont des femmes qui m’interpellent. Pas des femmes ouvrières, ça j’ai l’habitude. Celles qui font sonner mon téléphone ce jour-là, ce sont les femmes des licenciés.

***

« Tout a bascule lé 20 novembre 2023, à 9h30. J’étais dans la salle de motricité avec le petit dont je m’occupe », raconte Sophie Agneray, Accompagnante d’enfants en situation de handicap. Son téléphone sonne. Un SMS. « Cessation de l’activité de l’établissement de Calais ». « J’ai eu une absence pendant un moment. Je me suis ressaisie. Je me suis dit “Sophie, le petit est là, il a besoin de toi”, mais j’étais dans un état… ».

Ailleurs dans Calais, les téléphones portables de Sarah, Frédérique, Ludivine, Lise, Anne-Laure, Laetitia, Sylvie, Maryse, Érika sonnent et assènent la même nouvelle : Prysmian-Draka, cette usine où leurs conjoints fabriquent de la fibre optique, va fermer.

YouTube video

« Un choc, une gifle ». Le groupe Prysmian prend tout le monde par surprise. « Une semaine avant, mon mari faisait une adaptation de poste, raconte Claudie. Huit jours après, on lui dit : “Monsieur, vous êtes dehors”. » « Le mien venait de signer son CDI ! », ajoute Laura. 

Au lendemain du SMS, Sophie rassemble les conjointes et les épouses. « On ne se connaissait pas plus que çaOn se rencontrait à la pêche à la truite une fois par an. Sophie a vu notre détresse, qu’on était totalement isolées. Elle s’est dit qu’ensemble, on serait beaucoup plus fortes pour encaisser le choc. »  

Autour de la table, les histoires de vie se racontent, les angoisses, les peurs et les colères s’écoutent : « Ce qui leur arrive à eux, ça nous arrive à nousLes crédits, les budgets, bien souvent, ce sont nous, les femmes, qui les gérons. Et quand le mari ne va pas bien, c’est toute la famille qui va mal… »

« Ma vie était toute tracée, se souvient Delphine. J’avais mon travail, mon mari avait le sien. Il y a trois ans, c’est moi qui étais licenciée. Maintenant c’est lui. Et puis il y a les problèmes de santé. J’ai eu un cancer, lui il a des tendinopathies des deux coudes. C’est galère. On se demande ce qu’on va devenir.
Certains nous disent que c’est qu’un travail, poursuit Laetitia. Bien sûr, mais c’est un travail qui fait tenir un foyer !
Mais oui, acquiesce Frédérique. Quand tu veux te construire, quand tu veux te projeter dans la vie, acheter une maison, te marier… Qu’est-ce qu’il faut ? Il faut un travail ! »

Elles sont AESH, conseillère en assurance, agent technique en crèche, coiffeuse, aide à domicile, agent administratif, employée commerciale, employée de comptabilité, conseillère d’éducation, mère au foyer. D’autres sont en invalidité ou sans emploi. 

« Ils nous proposent un reclassement, ils demandent à nos hommes s’ils veulent partir travailler dans les autres usines du groupe à Gron, à Montereau ou je ne sais où. C’est complètement indécent, s’agace Sophie. Parce qu’on existe aussi, on existe en tant que femmes. On est là, on a nos emplois, même si c’est des mi-temps, on est engagé. On a nos maisons aussi. Nos enfants, nos petits-enfants… »

Pas de famille, pas de maison, pas d’attache. Le fantasme des marchés, des financiers. Des travailleuses et travailleurs mobiles qui passent tranquillement d’une usine à une autre abandonnant tout au passage : leur famille, leur maison, leur vie. 

À côté des licenciés, qu’ils soient hommes ou femmes, il y a souvent d’autres vies, invisibles mais humiliées elles aussi. Cette fois-ci, elles ont décidé de se montrer, ces vies. « Il ne faut pas banaliser ce qu’il se passe, c’est une sorte de révolte. »  Une lutte pour continuer à vivre normalement.

« Quand j’ai été licenciée il y a trois ans, je me suis rendu compte qu’il y a eu beaucoup de problèmes psychologiques derrière, reprend Delphine. On a eu des tentatives de suicide, on a eu énormément de divorces, des changements de situation, des changements de régions, des ruptures. Et là, trois ans après, on recommence. On se dit : “Ça y est, c’est reparti”. Il faut que le couple tienne… »

Le collectif de femmes est né ainsi, cet hiver. Elles se réconfortent, relèvent ensemble celles qui faiblissent. Elles portent leurs conjoints, aussi. « Nous sommes les boucliers de nos hommes », revendique Sophie.

En décembre, elles réclament que les négociations du plan social soient reportées après les fêtes de fin d’année. Refus de la direction de Prysmian. Il faut aller vite, fermer l’usine rapidement. « Il peut y avoir des patrons mais ils ne sont pas obligés d’être machiavéliques, proteste Sylvie. Leur force, ils l’ont pas eue tout seul, ils l’ont pas eue sans les ouvriers. » 

Sophie écrit alors une lettre à Emmanuel Macron : « Vous n’êtes pas impuissant comme je le suis, Monsieur le président. » Pas de réponse. On lui propose plutôt de demander un entretien à la femme du président. Sophie s’emporte. « On n’est plus au Moyen-Âge !  Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Je ne vais pas me mettre dans une salle à côté pour parler de trucs de bonnes femmes en buvant le thé ! » 

« On a contacté 22 députés, 14 sénateurs, des journalistes, des personnalités publiques… » Pendant que leurs conjoints bataillent à la table des négociations, les femmes attirent l’attention, s’en prennent frontalement à la multinationale italienne. « Nos conjoints, nos maris ont rempli les poches de Prysmian à hauteur de 5,4 millions d’euros en 2023. La servitude est terminée ! », décrète Sophie Agneray. Elle promet de se battre « contre la politique abusive et totalitaire de Prysmian ».

C’est leur affaire. C’est leur bagarre.

Et la direction du groupe Prysmian prend peur. Quand ses représentants vont négocier avec les syndicats, les femmes sont là. Quand Prysmian fait des propositions indécentes, les femmes sont là. Elles communiquent, elles organisent, elles mobilisent. 

Et elles révèlent. Elles se font enquêtrices, mettent la main sur des secrets que Prysmian aurait bien voulu garder le temps des négociations, comme ces bénéfices records de 5,4 millions d’euros réalisés en 2023 à Calais, en hausse de 400% !

Les femmes de Calais font le plein de soutiens politiques. Elles trouvent des appuis à droite, à gauche. L’image de Prysmian en prend un sacré coup. Le téléphone du PDG sonne. Même les élus de droite lui remontent les bretelles. 

La direction s’agace, elle diabolise, se présente comme la victime d’une horde de femmes hystériques qui menacent la sécurité des négociateurs de Prysmian. « La direction veut nous décrédibiliser, elle veut nous neutraliser. Le collectif vous garantira la sécurité, à vous de garantir la nôtre ! », lance Sophie devant une caméra, un matin de février. Derrière elle et les autres femmes du collectif, des dizaines de bonhommes, veste orange sur le dos, appuient ses mots de leur regard. 

À l’étage, les négociations reprennent et s’enlisent. Les délégués syndicaux ne lâchent rien. Pas question de repartir avec les miettes que propose la direction. Et l’État n’est toujours pas là, ni aux côtés des salariés, ni aux côtés de leurs compagnes, de leurs familles. Au rez-de-chaussée, les femmes discutent, réfléchissent à leur prochain coup. « On va aller les chercher. On va monter à Paris. On va y aller pour le 8 mars.
Vous, vous sentez féministes ?
J’ai du mal avec ce terme-là, me répond Laetitia. 
Ça dépend comment on perçoit le féminisme. C’est un peu compliqué de se définir féministe parce que notre moteur, c’est nos hommes, ajoute Sophie.
Pour vous être féministe c’est être contre les hommes ? 
Souvent oui, réplique Maryse. 
Je pense qu’on est féministes à notre manière, reprend Sophie. 
Elle en pense quoi, la jeune génération ? 
La jeune génération, elle dit que le féminisme c’est l’égalité des sexes et des droits, défend Karla, 22 ans, la fille de Sophie. Elles ne se cachent pas derrière leur mari. Au contraire, elles défendent leur droit à elles, mais aussi les droits de leur conjoint. Et je pense que c’est ça être féministe. Oser parler à des députés par exemple, s’asseoir à leur table. » 

Depuis trois mois, « oser parler » vaut à Sophie, Julie, Maryse, Catherine, Véronique et les autres de se prendre des murs. « Depuis la création du collectif, je n’ai jamais entendu autant de propos misogynes », rapporte Sophie. Certains sous-entendent que leur place est la cuisine… 

« J’étais dans un monde de bisounours. J’étais persuadée qu’en France, au XXIe siècle, on respectait la femme dans sa condition, sa parole. Depuis la création du collectif, je peux vous dire que c’est de la foutaise», assène Sophie. 

« C’est encore la Sophie Agneray qui ramène sa grande gueule. Elle sait pas se tenir cette bonne femme, son mari devrait la dresser », osent certains. « Mon mari ne me dressera pas. Jamais. », répond-elle. « Elle est là, la féministe. », sourit Karla, sa fille.

Demain, deux minibus venus de Calais descendent à Paris.

Demain c’est le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits de femmes. Le jour idéal pour être entendues. Le moment parfait pour être écoutées, enfin. 

François Ruffin, avec Valentin De Poorter

Partager :
Pour me soutenir... faites un don !

C’est pas pour moi, personnellement : vous le savez, je ne garde que le SMIC de mes indemnités parlementaires, mais pour continuer d’organiser des événements, de publier tracts et affiches, de mener la bataille des retraites et les suivantes !