Quartiers d’été

Après le meurtre de Nahel, et les émeutes qui ont suivi, retour sur le terrain, dans les quartiers d’Amiens. Tournée des grands brûlés, drogue dans les cages d'escalier, contrôles des policiers, héros contre la fatalité… avec, en toile de fond, un pari humaniste oublié, avec lequel renouer.

La tournée des grands brûlés

« J’en veux beaucoup à la mairie parce que, il y a cinq ans déjà, j’ai subi une agression, un mois allongé dans un fauteuil. Je me suis tu, j’ai porté plainte mais pas plus, pour ne pas ternir l’image du quartier. J’ai juste demandé à déplacer la grille : qu’elle soit dans la continuité du collège. Eh bien, pour déplacer cette grille, ça fait cinq ans de bataille avec eux ! »

La salle de boxe de Mohamed Oudji, à Etouvie, a brûlé, calcinée durant les émeutes. Pour ne pas « lâcher le terrain », pour « marquer le territoire », le samedi matin, il entraîne ses élèves sur le parking.

« Ces deux dernières années, on l’a senti monter, la cocotte-minute. Mes licenciées, ce sont 65% de femmes. Alors, les jeunes se mettaient aux fenêtres, ils mataient, je les empêchais. C’était un peu la guerre. Ils m’ont fait payer ça. Avec une grille, ma salle n’aurait pas cramé.

Un jour, les gens de la mairie sont venus, ils ont discuté, pris des mesures, j’ai dit à ma femme : ‘C’est bon ! Tu vois, ça vaut le coup de se battre, d’insister…’ Mais non, rien derrière. Au bout d’un an de réunions, ils m’ont proposé deux caméras au-dessus de ma porte… Bah non, n’importe quoi ! Pour que les jeunes disent que je suis une balance ? Le 20 juin, encore, dix jours avant les émeutes, j’ai envoyé un message à Madame le maire, pour lui demander la barrière… Je suis à 70 h par semaine, je touche 2 000 € par mois, tous les week-ends je conduis les gosses en compétition, et on renâcle pour cette barrière !

C’est pareil pour le poste adulte-relais. Je voulais un poste d’adulte-relais, qui soit là à partir de 16 h, jusqu’à minuit. Parce que les jeunes, dehors, tu ne les vois pas aux horaires de bureau, le matin, ça sert à rien. Eh bien, ils nous l’ont refusé. Tu ne te sens pas encouragé. »

Et sinon, le quartier se porte comment ?

« Y a plus de commerce, plus de police, ni nationale ni municipale, le club de foot a fermé… Et on n’encourage pas, tu sais. Nous, ici, dans notre jeunesse, ce sont les soixante-huitards qui nous ont tendus la main, qui nous ont donné l’envie. J’essaie de passer le relais, que la flamme ne s’éteigne pas.
– Et tu y parviens ?
– Ah, on en a rattrapé, des gamins ! Théo, qui est maintenant champion de France. Il est arrivé à 14 ans, ses parents sont retournés à la Martinique, il s’est retrouvé tout seul, d’un canapé à l’autre, les mauvaises fréquentations… Mais je connais un peu la mécanique. D’abord, il faut qu’il fasse une performance, pour lui, et pour le regard qu’on porte sur lui. Ensuite, il faut le faire sortir du quartier, pour qu’il décroche : je lui ai trouvé un logement à Amiens, dans le centre. Enfin, il est parti en section sport-étude à Toulouse. Juste avant le Covid, il m’a appelé :
‘J’ai eu mon bac.’ Alors que, au vu de son élocution, de son écriture, ça paraissait mission impossible. Mais y a rien d’impossible.

De la réussite, y en a à Etouvie, mais elle est silencieuse. Tu entends juste comme ça, au détour d’une phrase, ‘mon fils vient de passer son diplôme de médecine’, mais souvent ils partent, ce ne sont pas eux qu’on voit. Les autres restent. Tous ces jeunes qui font des conneries, ici, et même ceux qui ont cramé notre salle, ce qu’ils viennent dire, c’est ‘help me’. »

« On s’est installés ici le 4 mai 2015, et ça marchait bien, avec des ateliers de menuiserie, de tapisserie d’ameublement, de couture, de conditionnement numérique… Et 40% des salariés, en insertion, sont du quartier. C’est pour ça, quand je suis arrivé le matin, que j’ai vu ça, je me suis dit : ‘Ils se tirent une balle dans le pied. C’est leurs mamans que les jeunes punissent.’ D’ailleurs, il paraît qu’un grand frère les a retrouvés et les a tapés… »

Jean-Pierre Motte est directeur de l’association Synapse, à Amiens sud-est. Un quartier que je considère, pour de bon, délaissé, abandonné, loin des lumières médiatiques, politiques. Ce que je ne dirais pas d’Amiens-Nord. Rien, ici, ou presque, n’est proposé aux enfants, aux adolescents, et c’est une église évangélique qui s’en charge, un samedi après-midi par mois.

« Ma grande appréhension, c’est à 9 h, quand l’équipe allait arriver. Faut pas craquer, pour eux, il ne faut pas craquer. Ca n’a pas manqué, les hommes, les femmes, ils étaient tous en pleurs. On a essayé de leur remonter le moral, de leur dire qu’on allait remettre tout cela sur pied, même si on ne voyait pas trop comment. Avec des beaux moments, quand même, dans cette matinée : l’association L’Un et l’autre est venu nous apporter le café. Et la mosquée, des vivres, dont du jambon, même pas halal. Ca, ça m’a marqué, c’était une image puissante, ça disait le partage. »

Un mois plus tard, eux ont retrouvé un nouveau local : à Amiens-Nord, dans l’ancienne usine Lee Cooper. « Mais on veut revenir dans le quartier ! »

En les quittant, Malika est émue. « Je sais pas comment ils ont fait pour se relever aussi vite… » C’est ma pilote, aujourd’hui, directrice du Centre d’Animation Jeunesse pour les enfants, à l’Odyssée. Qui a cramé aussi : « C’est une part de moi qui est partie en fumée. C’était trop violent. Il fallait déjà que je me remonte le moral à moi-même, encore aujourd’hui. Je voyais aussi mes animateurs qui craquaient. Et dès le lendemain, pourtant, il a fallu s’activer, pour installer notre centre à l’école du Pigeonnier… »

On croise une « tantine », une maman du quartier, agent d’entretien dans une école : « Ce sont des enfants qui sont nés ici, qu’on a vus grandir, qu’on a eus dans nos classes, et ils deviennent quoi ? C’est un peu rigolo : les jeunes nous craignent. Je suis allée les voir dans un coin du Colvert : ‘On a honte de vous voir, Maman. Mais c’est pas nous !
– Mais qu’est-ce qui se passe ?
– On est délaissés. On nous calcule pas.’ C’est leurs mots.

C’est une révolte humaine qui a fait un dévastement de colère. On n’accepte pas, c’est pas bien, c’est pas bien de brûler une école, une voiture, ça fait mal au cœur, c’est inacceptable, mais on les comprend. C’est comme si, pour eux, on avait baissé les bras.
– Même pour passer le permis,
appuie Malika, ou juste le Bafa, qu’est-ce qu’il y a comme aides ? Rien.
– Plus les soucis avec la police : mon fils, moi, qui jouais au foot à l’Amiens SC, personne n’avait rien à lui reprocher, dans sa Clio, il se faisait sans cesse arrêter. Il allait à l’entraînement, arrêté. Il en revenait, arrêté. A la mosquée, arrêté. En vélo, arrêté. Un soir, j’ai vu ça par la fenêtre, que les policiers l’attendaient, et j’avais peur que ça finisse mal. Je suis descendue. ‘Ah, vous êtes sa mère ! ils m’ont salué. Mais lui on le connaît, votre fils, y pas de souci, c’est le footballeur.
– Et vous trouvez normal de l’arrêter sans cesse ?’ je leur ai demandé. Ca les a un peu calmés. Mais c’est vrai que c’est le quotidien des jeunes.
– Oui,
confirme Malika. Mon fils me dit, ‘A force, j’en ai marre’. Des fois, ils lui font des gestes, ils le poussent, pour les énerver. J’ai un animateur, pas tout jeune, il a dépassé la quarantaine : ‘Parfois, on se fait contrôler devant notre femme, nos enfants. Ils nous fouillent. C’est humiliant.’
– Et à côté de ça, reprend la dame, la drogue se vend, devant tout le monde maintenant…
– Ca vous choque encore, ou vous êtes habituée ?
– Bien sûr que ça me choque. Ils ont installé des sièges d’auto, des tables…
– Ah, pour ça,
intervient Malika, ils ne sont pas feignants ! A 8 h 30, 9 h, ils sont au travail !
– Quand on les croise, ils ont honte. Ils baissent la tête, ils remontent leur capuche.
‘Jérémy, tu fais quoi ?’ Je l’ai connu en maternelle, lui. Comme il parlerait pas devant ses copains, je lui dis : ‘Accompagne-moi.’ Il me porte un sac. ‘Ta mère le sait ?
– Oui, elle m’a mis dehors. Si la police vient, elle a peur que tout soit saccagé, mes affaires, les siennes.
– Pourquoi tu fais ça ?
-Je gagne de l’argent. Mais oui, tu as raison, je vais arrêter.’ Mais autour, leurs frères de cinq ans qui les voient, ils croient que c’est normal. Avant, c’était caché. Maintenant, c’est partout. Dans les cages d’escalier, à Guynemer, partout. Tout le monde baisse les bras, on dirait. Je leur dis : ‘Vous êtes grands de taille, mais dans votre tête, y a rien !’
– Comment ça se fait que vous faites cette démarche, d’aller les voir ?
– J’étais femme-relais, avant.
– Ca veut dire quoi ?
– On avait suivi une formation, de six mois, sur la santé, sur l’éducation, sur l’environnement, et on accompagnait les familles, en cas de besoin, au collège, à la Préfecture, à l’hôpital. Y avait des femmes de quinze nationalités différentes. Et puis, je ne sais pas pourquoi, ils ont arrêté les femmes-relais. C’était plus au programme. On continue de se réunir avec les tantines, une fois par mois, pour causer de tout et de rien… »

Ce n’est pas la seule action qui fut supprimée.

« Avant, témoigne un engagé du quartier, y a encore pas longtemps, on avait les chantiers-jeunes. Ca les responsabilisait, ils nettoyaient la cité, ou ils faisaient des choses dans les campagnes, et en récompense, on les emmenait au ski. Ou s’ils faisaient 50 heures, en contrepartie, on leur payait un peu le permis, le Bafa, à hauteur de 40%. Mais même ça, c’est devenu compliqué. Maintenant, c’est sur tirage au sort !

Avant, on avait les ‘quartiers européens’, également. Pour 10 balles, ouais, dix euros, on les emmenait pour un week-end de mobilité, en Belgique, même en Suède. Ils faisaient un reportage-photo, on avait un programme, des rencontres, avec des activités.

Nan, aujourd’hui, y a des trucs, mais pour la jeunesse bourgeoise : les conseils municipaux, franchement, qui va là-dedans ? Les gens qui vont déjà bien.
Faut réussir à les accrocher, les jeunes, avec un barbecue, un foot, un ciné, ça peut juste être pour le plaisir, pour un moment ensemble, pour s’attacher les gamins. Et après, faut pas les lâcher. Parce que, sinon, dès qu’ils ont goûté l’argent, c’est mort. Je vais pas les récupérer. »

L’humanité abandonnée

« Je pleurais et tout, se souvient Agnès, parce que ce commerce, on n’y pas seulement mis notre argent : on y a donné de notre temps. »

Le tabac du Colvert a cramé. L’établissement était sur une liste, qui circulait sur les réseaux. Une fois la devanture cassée, les émeutiers se sont dirigés vers les Marlboro, les Philip Morris, « ce qui se revend ». Désormais, tout est calciné, couvert de suie : « Même si on voudrait arrêter, pour les assurances, la banque, on n’a pas le choix. Il va falloir reprendre, quand, on ne sait pas. »

J’étais passé les voir l’an dernier, pour « l’inauguration de la galerie commerciale ». Franchement, une inauguration, on s’attend au truc impeccable, la peinture fraîche, les guirlandes, le cadre nickel. Là, rien n’allait.

A peine j’arrivais que, devant le PMU, un dealer proposait au député la marchandise de son choix, à ciel ouvert, et à mots pas du tout couverts. Avec, autour de lui, les marchands de cigarettes dits « à la sauvette ».

En face, l’ancien centre commercial, abandonné depuis des années, était toujours en place, avec des grilles de fer, des tas de déchets, les portes cassées, les fenêtres obstruées, le terrain vague devant, et les rats qui se baladaient dedans. Evidemment, jamais, en centre-ville, la mairie n’aurait osé « inaugurer » en grandes pompes dans un pareil décor. Mais on pouvait, ici, pour Amiens-Nord.

Les commerçants étaient mécontents : il manquait des « cellules » pour un poissonnier, on ne pouvait pas décharger la marchandise derrière, etc. Ils se promettaient d’interpeler les autorités.

Du coup, après l’arrivée de la préfète, après le salut républicain, élus alignés sur la chaussée, la troupe en tailleurs et costumes s’est engouffrée dans la pharmacie, bien accueillis. Nous avons évité les boutiques à côté, tabac, boucher, salon de thé. Puis pour les discours, on s’est rendu à l’Atrium, la mairie de quartier, sur le trottoir en face.

Je n’ai rien retenu des laïus.

Je me souviens, en revanche, d’un panneau que j’ai pris en photo, qui résumait l’opération, et qui résume, pour moi, une « politique de la ville ».

« Le défi d’un retour en estime », c’était intitulé.

Avec, derrière, les « chiffres clés » : « 1 centre commercial à démolir et reconstruire », « 2 équipements à construire », « 11,5 hectares d’espaces publics à requalifier », etc. Et je retiens mes propres chiffres clés : « 516 logements à démolir », « 220 logements neufs à construire ». Soit : près de 300 logements en moins.

La politique de la ville, aujourd’hui, c’est largement, très largement, dans les budgets, l’ANRU, Agence Nationale de Renouvellement Urbain. Qui, dans ses « réhabilitations », détruit plus qu’elle ne construit. Oui, malgré les pénuries de logements, l’argent public sert ici à détruire plus qu’à construire. Ce qui se justifie parfois. Ce qui, à Amiens-Nord, pour certains immeubles, se justifiaient. Mais la recette est devenue un dogme, les destructions sont imposées.

Et dans quel but ?

« Opérer un changement d’image », nous dit notre panneau.

Il s’agit, soit, d’introduire une mixité immobilière, qui produisent une mixité sociale.
On peut se demander : Où vont-ils ? Où partent-ils, les locataires modestes dont la barre est détruite ? Et où sont hébergés leurs enfants, en galère de logement ?
Mais au-delà.
Le panneau titre sur « le défi d’un retour en estime ».

Où a-t-on vu qu’une ville, une région, un pays, ou ici un quartier, regagnait en « estime » par des bâtiments détruits ou construits ? On parle, ici, d’humains, de femmes, d’hommes, d’enfants, de personnes qui habitent ces quartiers : l’ « estime », l’estime de soi, l’estime de ses voisins, la fierté partagée, dépend-elle seulement, voire d’abord, du bitume et du béton ?

Soit, l’environnement, le décor de nos vies, a sa part.

Et c’est un droit à l’égalité, pour ces quartiers : que les jardins publics et les espaces verts y soient entretenus, que l’humidité ne fasse pas des taches dans les salons… et qu’une galerie commerciale, réduite, aux airs sombres de blockhaus, ne soit pas inaugurée avec un terrain vague devant !

Mais l’essentiel est ailleurs.
« L’essentiel est invisible pour les yeux », comme l’énonce le renard du Petit Prince.
L’essentiel, ce sont les liens, l’essentiel, c’est l’humain.

Comment un jeune va trouver « l’estime de soi » ? Pas par un nouveau papier-peint, ou des parpaings. Mais par le club de foot ou de danse, par un animateur ou une enseignante. Comment sa maman va trouver, elle aussi, « l’estime de soi » ? Par une autre maman, qui l’aura tirée par la manche, sortie de sa solitude, amenée à l’association des Mamans, pour de la teinture, de la coiffure, de la couture. C’est par une rencontre humaine, toujours, toujours, que se fait « le retour en estime de soi ».

Or, que nous dit le panneau, là-dessus, sur l’humain ? Rien, absolument rien.

Attention, je ne prétends pas qu’Amiens-Nord soit abandonné. Ce n’est pas vrai. Pour Amiens Sud-est, moins médiatique, moins politique, je le dirais : c’est le presque vide. Mais ici, pour ses quinze mille habitants, le quartier compte une piscine, un centre culturel-médiathèque, deux collèges, un studio d’enregistrement, et plein d’autres équipements.

En revanche que, un jour d’inauguration, jour de lumière sur le quartier, on n’évoque que des pierres, et rien sur les animateurs, les éducateurs, les associations, voilà qui en dit long. C’est en mode technocratique, urbanistique, ici, mais au fond : nos dirigeants ont renoncé à l’humanisme. Et c’est la même chose que j’ai entendu, après les émeutes, sur un mode plus droitier, plus autoritaire : un renoncement à l’humanisme. Alors que j’ai mille exemples, de mille gamins, qui ont réussi leur vie, à leur manière, qui ont raccroché à la société, par la boxe, le dessin, le VTT, par un humain, un ou une adulte, qui leur a offert tendresse et droiture.

Sans angélisme, partout, dans les quartiers comme dans les campagnes, c’est ce pari que nous devons maintenir : de l’humanisme.

« Nous n’avons pas de politique pour la jeunesse » (Macron)

Lounès : J’ai 19 ans, je suis encore chez mes parents, j’ai pas de sous, rien.
Hamid : J’ai 20 ans, sans emploi je vis encore chez ma mère, je n’ai aucun revenu.
Le rapporteur : Sur les déplacements, vous avez une voiture ?
Lounès : Non même pas, rien.

C’était durant le Covid, vers la fin, 2021. Je portais une proposition de loi pour la jeunesse qui, à mon sens, s’était sacrifiée durant une année pour protéger les aînés. Et qui s’en trouvait bien mal récompensée. Comme à mon habitude, je me faisais reporter de la Mission locale d’Abbeville à la Maison rurale de Flixecourt en passant, ici, par des jeunes d’Amiens-Nord.

Le rapporteur : Et si je puis me permettre, psychologiquement, vous vivez comment ? Vous faites quoi du coup pendant vos journées ?
Lounès : Je suis découragé. La journée je reste posé au quartier.
Le rapporteur : Est-ce que vous faites du sport ? Vous êtes inscrit dans un club ?
Lounès : Non, ça coûte cher. Si j’avais la chance, j’irais à la boxe, peut-être à la piscine, la natation, mais payer une licence tous les ans…
Mérouane : De la boxe, j’en faisais, plus petit. Mais maintenant, plein tarif, c’est 250 €.
Le rapporteur : Et là, vous n’avez croisé aucun animateur de rue, qui vous dit il a tel ou tel truc qui peuvent exister pour toi ?
Mérouane : Avant si, quand j’étais petit, maintenant il y a plus rien. On ne les voit plus.
Rachid : J’ai 21 ans. Chez moi, je ne fais rien, j’ai rien. Je n’ai pas de permis, je n’ai pas de voiture. Je vis chez mes parents. Mon père ne travaille pas, et ma mère elle n’a pas un salaire de ministre. Du coup, c’est dur à la maison. Après on s’adapte, on n’a pas le choix.
Le rapporteur : Est-ce que vous vous privez sur des choses ?
Rachid : Bah moi, je ne suis jamais parti en vacances de ma vie. C’est un exemple bête, mais je ne connais rien à part Amiens-Nord, rien du tout. La mer, des fois j’y vais avec les copains, parce qu’ils ont le permis, mais moi-même, demain, si je veux aller de moi-même, je ne peux pas. Pourtant, je vais avoir 21 ans, mais je ne peux pas.
Le rapporteur : T’as l’impression de rien faire de ta vie ?
Rachid : Moi, c’est quoi ? Je me réveille le matin, je sors, je passe la journée dehors, je rentre. Je gagne rien, y a rien qui rentre, y a rien qui sort. J’ai l’impression que je n’avance pas, j’ai l’impression que j’ai encore quatorze ans. Je suis là, avec mes copains, on s’amuse, mais on grandit à côté. J’ai l’impression qu’on n’évolue pas en fait. Et ça c’est triste.

C’est un abandon qui est énoncé ici, sans envolée, sans logorrhée. C’est tout un pan de la jeunesse qui est délaissé, parce que leurs familles ne peuvent leur offrir que le gîte et le couvert. Parce que le sport, le permis, le logement, les amours, voir la France, toute leur existence, dépend de l’emploi, l’emploi, l’emploi, et qu’ils s’y heurtent comme à une paroi.

Le rapporteur : Et tu es déjà allé à la mission locale ou pas ?
Hamid : Ouais, j’y suis parti, mais ils ne m’ont jamais rappelé. Je suis allé à Pôle Emploi aussi, mais c’est pareil, y a rien.
Mérouane : J’ai fait un peu de missions à droite à gauche, d’intérim, de logistique à l’usine Amazon, manutention, tout ça. C’est des missions d’une semaine, ou pour deux jours, c’est du remplacement. En fait, ils appellent quand ils veulent. Ce n’est pas quelque chose sur du long terme. Oh, on nous a dit à droite, à gauche, des trois jours par-là, une semaine par-là. Mais derrière, y a pas le chômage. Et c’est pas ce qui nous permet d’avancer non plus.

Sans emploi, c’est toute leur vie qui est à l’arrêt, logement, sport, vacances, copines, c’est toute leur vie qui dépend de cette étape : l’insertion sur le marché du travail. Le contrat à durée indéterminée apparaît alors comme un Graal, inatteignable, comme un mirage. Ainsi de Jonathan, passé chez Amazon, Médiamétrie, Mario’s Pizza, etc. et pour qui le « CDI » revient telle une obsession – au point de nous faire rire :

Jonathan : J’ai déménagé, mais sans CDI… Pour moi, c’est un CDI. Sans CDI, on n’a rien. Sans CDI, on peut pas avoir d’appartement. Là, je me retrouve à payer une maison à 700 euros parce que le propriétaire accepte. Mais toutes les aides, je me suis vu refusé parce qu’on me demande un CDI. Là, on me donne des vacations, des intérims… Mais c’est trop dur ! C’est précaire ! C’est rien ! On vous donne pas de chances. Et qu’on ne me dise pas que je ne vais pas chercher du boulot, que faut faire des études ! J’ai tout fait : le boulot, études, chercher tout seul. Personne peut me faire la morale. J’ai tout fait ! Et jusqu’au jour d’aujourd’hui, j’ai pas de CDI, rien ! J’ai fait tout ce qu’il faut pour avoir un CDI et rien. Et je sais que sans ça, c’est trop galère. Là, je me retrouve en fait avec plus rien, par exemple. Fin mai, j’ai plus rien.
Le rapporteur : Qu’est-ce que vous pensez qu’il faudrait faire ?
Jonathan : La révolution.
Le rapporteur : Oui mais pour faire quoi ? Qu’est-ce que vous voudriez ?
Jonathan : Moi je vois que le CDI. Un CDI, un truc indéterminé. Quelque chose qui nous permette d’avoir du travail. Parce que si on nous donne un travail pour nous dire au bout de cinq mois « bah voilà, c’est fini. Tiens, tes papiers, assedics », ça c’est rien.
Le rapporteur : Tu penses par exemple qu’il faudrait surtaxer les contrats précaires type intérim, CDD. Tout ça, tout…
Jonathan : Faut les enlever.
Le rapporteur : Faut les enlever ?
Jonathan : On ne fait que dépanner. Il faudrait les enlever.

Deux années se sont écoulés.
Qu’a-t-on fait pour la jeunesse ? Je ne dis pas pour « la jeunesse des quartiers », mais pour « la jeunesse », toute la jeunesse, tout court ?

Rien.

Des mesures d’accompagnement, de financement, mais tellement techniques, tellement micro-ciblées, tellement bouche-trous, que même les éducateurs ne les comprennent pas, ou ne les connaissent pas, dans le maquis des aides.

De l’apprentissage, on dira, et en effet, sous Emmanuel Macron, c’est l’une des grandes transformations de l’emploi : leur nombre a triplé en un mandat (de 320 000 en 2017 à 837 000 cinq ans plus tard). Avec un coût qui dépasse les dix milliards, 15,7 d’après l’OFCE. Mais surtout, et c’est peu dit, et c’est pourtant essentiel : un basculement dans les profils. Près des deux tiers (58%) préparaient en 2021 un diplôme du supérieur, contre un tiers (38%) en 2016, et 15 % en l’an 2000. Les CAP, BEP, bac pro en apprentissage stagnent, eux, en valeur réelle, mais plongent en proportion : de 85% en l’an 2000 à 35% désormais. C’est dire si l’apprentissage n’est pas, aujourd’hui, une réponse aux enfants des classes populaires en difficultés scolaires.

L’entrée dans l’emploi, pour eux, aujourd’hui comme hier, c’est toujours la galère. Ils appartiennent, massivement, aux 30% de la main d’œuvre en contrat court, CDD, intérim, chômage… Avec la nouveauté des auto-entrepreneurs, qui ont explosé sous mandat de Macron : « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC. Ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains. »

Au-delà, « nous n’avons pas de politique à avoir pour la jeunesse » déclarait le président de la République, à Amiens – et de fait, il n’y a pas de politique, ni de santé, ni de loisirs, ni d’immobilier, pour la jeunesse.

Ce printemps, des jeunes du club de volley, d’Amiens-Nord, sont venus me démarcher. Pour financer un voyage, l’automne prochain, au Maroc. Ils m’ont déroulé leur projet, leur budget. Sans lésiner, j’ai donné. Et puis, j’ai interrogé : « Mais avant la Toussaint, qu’est-ce que vous faites, cet été ? »

Avec mes parents, on ne part jamais, m’a répondu Esperanza. L’été, on va juste dans l’Île-de-France, en banlieue, chez des cousins à Epinay-sur-Seine. » Et du coup, que fera-t-elle ? “Rien. Le CAJ, à Amiens, on a pu m’inscrire quand j’étais petite, on faisait de la piscine, des randonnées, mais ensuite, mes parents ne pouvaient plus financièrement. Ça coûte environ 100 euros par enfant. Du coup, on devait choisir entre mon frère et moi. Ce n’était pas juste.

A ses côtés, Hamidou : « Je viens de Mayotte, je suis arrivé en 2019. Je voulais y retourner cet été, mais vu le prix des billets… Ils ont triplé !
-Donc tu vas faire quoi ?
-Je vais rester ici.
-Et tu vas faire quoi ?
-Rien.
-On vous a demandé, par exemple, de monter des ateliers de volley dans les quartiers ? Ou dans votre gymnase ?
-Non, on nous a rien proposé. »

Dans Les Dérouilleurs, Azouz Bégag montrait l’importance de cette expérience : partir. Quitter son quartier, sa ville, se « dérouiller » de ses habitudes. Mais à un âge où le monde devrait s’ouvrir, c’est l’inverse qui se produit, que l’on produit : la vie se rétracte, se rétrécit. Pour bien des jeunes, l’existence fait juste du sur-place, à l’arrêt, avec des découragés, des désespérés d’avance.

Des mamans prêtes à s’ “outiller”

« C’était la guerre. Les tirs qu’on entendait, les flammes, l’hélicoptère qui tournait dans la nuit… Il faudra nous outiller.
– C’est-à-dire ? Vous armer ?
Eh bien oui. Moi, personnellement, j’ai peur de sortir. »

C’est le club des mamans et des mamies, près des jardins ouvriers. Mais des mamans et des mamies bien remontées…

« Les gens prennent cher. L’Odyssée, brûlé. La mairie de quartier. Le camion de légumes. Le barnum du salon de thé. Les bus qui s’arrêtent.
– La Poste aussi, en bas de chez nous, les automates, ils ont cramé.
– Tout ça, c’est une mode. C’est parti d’Etouvie à 14 h. Ensuite, c’est monté à Amiens-sud-est. Et des messages ont circulé :
‘Alors, vous, le nord, vous faites quoi ?’ C’est arrivé ici en dernier, vers minuit. »

Même Jacqueline, la responsable du Relais-social, est pas mal dépitée : « On le sent, ça produit la montée d’un extrême. Même chez nous, maintenant, on l’entend.
– Le fléau, c’est la drogue. Ils planquent leurs saloperies n’importe où, partout dans nos immeubles. Dans les bouches d’aération, dans les boîtes à lettres, dans les massifs du gardien, dans un transformateur d’EDF…
– Ils surveillent le quartier, en plus.
– Y en a qui tirent avec des pistolets à billes sur les pigeons. Tu ne dis rien, sinon tu n’as plus de carreaux.
– Pourquoi vous restez dans le quartier, alors ?
– On n’a pas le choix ! Il faudrait les sous pour partir ! En 85, quand je suis arrivée, dans mon HLM, y avait des étudiants en médecine… Aujourd’hui, vous m’excuserez du terme, c’est que des cas soces.
– Et vous, pourquoi vous restez ?
– Moi, j’avais un hôtel-bar-restaurant, jusqu’au Covid. Du jour au lendemain, j’ai tout perdu. On n’est que de la merde, après, on n’est plus rien : on ne m’a proposé aucun logement : heureusement, j’ai ma fille. Alors que ceux qui ne travaillent pas, ils ont tout.
‘Ils ont tout !’ s’insurge une animatrice du Relais. Moi, j’ai vécu au RSA. Le 10 du mois, y a plus rien. Alors oui, si c’est une aide pour que ton gamin aille à Fort-Mahon, ça peut le faire. Mais sinon…

Comme souvent : ça part très dur, « tous en prison ! », et de fil en aiguille, ça s’humanise : « Moi, j’ai été élevée comme ça. Mon père me disait : ‘C’est pas parce qu’un chien a mordu qu’il a la rage.’ »

Et on en revient aux gros soucis du quotidien :
« Y a des listes d’attente pas possible pour apprendre le Français.
– Trouver une place en crèche, c’est pire qu’acheter une maison !
– Tout devient compliqué : la santé, il faut mettre des codes partout, nous qui ne sommes pas habitués à l’ordinateur.
– L’Opac, l’office HLM, ils ne reçoivent plus personne, faut avoir des identifiants.
– C’est vrai que nous, pour accompagner, ça nous complique aussi la vie : il n’y a plus d’humain, que des plateformes…
– Je vis toute seule avec mon enfant de quinze ans. S’il n’y avait pas les Restaus du Cœur et le Secours populaire, je ne m’en sortirais jamais…
– Et là, l’électricité qui va augmenter. Comment on va payer le plein de courses ?
– Et quand on dit ‘le plein de courses’, y a plus personne qui fait le plein de courses ! »
, etc.

Monsieur Sy contre la fatalité

« Moi, je vais parler comme maman : je suis dans l’angoisse permanente. J’ai toujours la crainte que mes enfants dévient. Que, par un copain, une relation, ils soient amenés dans des mauvaises fréquentations. Ca fait que, avec eux, je les ai fliqués. Je suis toujours sévère. »

C’est une animatrice du Relais-social qui lâche ça.

Ca m’a rappelé le drame de Monsieur Sy, la bataille qu’il a menée, une bataille contre la fatalité.

Dans les années 90, lui habite les Sapins, quartier populaire de Rouen, et il travaille chez Renault, à la chaîne, en trois huit. Son aîné, Ibrahim, était un garçon bien gentil, bon élève, mais ça se corse à l’adolescence. Il squatte en bas des immeubles. Il traîne avec les copains. Il suit les autres dans leurs bêtises. La mère est dépassée, et Monsieur Sy est absent, trop souvent. Il rentre tard le soir, ou au petit matin. Alors, sa présence, il la comble par de l’autorité : son fils, il ne le dispute pas seulement, il le corrige, sévèrement. Il édicte des règles : « Pas de sortie, les devoirs. » Le gosse promet, et puis replonge dans les amitiés de quartier. A nouveau la colère du père, les brimades, etc., la tendresse qui se perd dans les disputes, dans les coups. « Pour le sauver. »

Pour sauver Ibrahim, il faut l’éloigner : Monsieur Sy s’y résout. Malgré ses revenus, modestes, il inscrit son fils dans un lycée privé, hors de Rouen, et en pension. Lui rentrera les week-ends et le mercredi. Les résultats scolaires se redressent, d’après le père. Le jeune homme mûrit, réfléchit autrement. Tout le monde est content.

Un mercredi, le 26 janvier 1994, un soir où Monsieur Sy travaille, on frappe à la porte de l’appartement. Ce sont les copains : « Allez, viens. » Non, répond Ibrahim, il a des exercices de maths pour le lendemain. « Quel relou ! » Lui retourne à son bureau. Une deuxième fois, on frappe à la porte de l’appartement. Une deuxième fois, il résiste à la tentation. Une troisième fois : là, il cède aux sirènes de l’amitié, du « tu as bien le droit de t’amuser », et c’est vrai aussi qu’il a bien le droit de s’amuser, de ne pas délaisser ses amis d’enfance.

Cette même nuit, Monsieur Sy est appelé.

Son fils est mort, tué par des gendarmes, alors qu’il cambriolait des voitures sur un parking. Des nuits d’émeute s’ensuivent.

Ibrahim n’est pas sauvé, le quartier l’a emporté.

C’est dans tous les foyers, ou presque, que se déroule cette bataille. C’est un combat, entre la famille et le dehors, avec ses « mauvaises relations » : que va devenir notre garçon ? De quel côté va-t-il basculer ? C’est vécu, tous les jours, charnellement, par bien des parents, et en première ligne les mamans. Cette lutte qu’elles mènent, comme elles peuvent, elles l’analysent avec l’acuité de sociologues, qu’elles sont malgré elles. Elles décrivent tous les ressorts qui amènent leurs enfants à « glisser », et le peu de soutien qu’elles reçoivent pour tenir bon. Comme Monsieur Sy, elles aspirent à une chose, en urgence : éloigner leurs enfants. Elles réclament, quand elles ne supplient pas, pour avoir un logement, ailleurs, pour « couper avec le quartier ».
Devant elles, je suis, nous sommes démunis : côté logement, nous connaissons la pénurie. Et on doute que l’office HLM en fasse sa priorité : le relogement pour cause d’éloignement, pour que l’adolescence ne se fasse pas délinquance, pour échapper à la fatalité, pour beaucoup, pour trop, la prison comme horizon.

Quand naissaient les grands ensembles

C’est un ouvrage que m’a offert Philippe Rio, le maire de Grigny, le réputé « meilleur maire du monde » (!) : Les Abandonnés, de Xavier de Jarcy. Je l’ai feuilleté, commencé puis… abandonné ! Mais l’été, c’est l’heure de faire baisser la pile des lectures en retard.

C’est une enquête historique, presque archéologique, que nous propose l’auteur : sur la naissance des grands ensembles. Année après année, depuis l’après-guerre, et même l’entre-deux guerres, Xavier de Jarcy épluche les arrêtés des ministères, les revues d’architecture, les débats à l’Assemblée. Avouons-le, c’est parfois laborieux, par la répétition des citations, par l’empilement de l’enlisement, mais la démonstration est rigoureuse. Et il démonte un cliché (que je partageais).

En effet, par les récits recueillis à Amiens, « on a découvert la salle de bain… avec les voisins, on s’entendait très bien… », l’enfance des banlieues me paraissait plutôt heureuse. Leur crise, je la situais plus tard, dans les années 80. A cause du chômage qui monte. De la drogue qui arrive. Des employés qui fuient vers les pavillons. Eh bien non : dès leur création, c’était la cata. Et les décideurs, très vite, ont eux-mêmes compris qu’ils créaient un « monstre » urbain, inhumain…

Dès 1955, Guy Houist, un pont des sociétés de HLM lance l’alerte. Pour réprouver la « ségrégation sociale sous tous ses aspects : classe, groupe, âge, race éventuellement, situation de famille, etc. » Et il demande qu’on prévoit les équipements : « magasins, écoles, assistante sociale, médecin de quartier, crèches, dispensaires, lieux de culte, terrains de sport… » Ces lieux communs seront, jusqu’au bout, les grands oubliés, sur quoi les budgets vont rogner. Même les écoles sont livrées en retard, ou pas du tout.

D’avance, on voit arriver les soucis, sociaux, presque mentaux, pour les habitants, et notamment pour les enfants. En 1958, Odette Sicard dresse un rapport pour le département de la Seine : « En dehors des heures de classes, le soir et le jeudi, les enfants sont livrés à eux-mêmes. Bien que mieux logé, on a conservé l’habitude de se débarrasser des enfants en les envoyant jouer dehors ; parfois aussi la mère qui travaille est absente. Les enfants se distraient à leur manière, courant dans les escaliers, causant des détériorations aux bâtiments, s’organisant souvent en véritables bandes, avec tous les risques que cela comporte pour l’avenir de ces jeunes. »

Cette même année, Roger Lecourt, inspecteur de la construction, rend lui aussi un rapport sur les équipements absents, crèche, halte-garderie, etc., et néanmoins prévus : « S’il en était autrement, les populations des grands ensembles risqueraient de constituer la victime sociale par excellence du XXème siècle. Nous voulons espérer que tout sera fait pour éviter cette fâcheuse originalité. »

En 1959, la revue spécialisée L’Habitation consacre un dossier aux « maladies des grands ensembles. » Avec, comme contre toute maladie, un médecin, Georges Hazemann, qui dresse un réquisitoire contre ces « casernes géantes », contre « ces ‘machines à habiter’ [qui] exigeraient, pour palier leur monstruosité, des facilités collectives et résidentielles elles aussi massives, multiples et exagérées » : « antennes communes », « place de sports », « jeux pour les enfants », « locaux pour l’assistance sociale », « centre pour enfants pré-délinquants ». « Tout ceci est à construire et à entretenir à grands frais », sans quoi les enfants vont s’en remettre « à la loi du gang, bien différente de la bande de jadis. » Lui affirme la valeur psycho-sociale du « bricolage et du jardinage », défend les cafés (contre Michel Debré), que les techniciens cessent de dicter aux habitants leur manière de vivre.

Et dans une autre revue, Urbanisme, son directeur, Jean Royer, s’emporte : « Le réveil de la génération montante pourrait être terrible – et sans pardon pour les fautes qu’accumule la nôtre sous la protection, l’encouragement même, des pouvoirs publics. Doit-on attendre que les avertissements des sociologues, des biologistes – considérés par certains comme des exagérations – soient devenus des chiffres qui procureront mauvaise conscience ? Il n’est que temps de se ressaisir. »

Mais malgré ces alarmes, rien ne change. Au contraire : de ZUP en ZAC, jusqu’aux « villes nouvelles », c’est toujours plus de béton, toujours moins d’humain.

Ce paradoxe s’incarne dans une figure : Pierre Sudreau, résistant, inspiré par Antoine de Saint-Exupéry, qui paraît un homme bon, humaniste. C’est lui qui, « commissaire à la construction », a porté la politique des grands ensembles. Le voilà nommé, après l’arrivée du général de Gaulle, ministre de la Reconstruction. Mais c’est un ministre en proie aux doutes qui s’exprime dans Le Figaro : « J’avoue avoir été profondément heurté, au cours de mes déplacements à travers la France, par de flagrantes erreurs architecturales. Je n’aurais jamais pu penser que dans un pays comme le nôtre, réputé depuis des siècles pour son goût, son sens de la mesure et de l’harmonie, les paysages et les habitudes puissent être saccagés par le gigantisme de certaines constructions. Certains grands immeubles, véritables murailles de béton, longs de plusieurs centaines de mètres, hauts de plus de douze étages, annihilent le côté humain de la construction. »

En 1961, toujours ministre, il dénonce « la mode – pour ne pas dire une véritable conspiration – qui s’est abattue sur notre pays, et qui a touché les architectes, les constructeurs, et même les maires. Tous ceux qui ont participé à la construction, et je dirai de manière presque inconsciente, à faire du monumental, du spectaculaire, de grandes constructions collectives même souvent dans de petits villages où elles ne s’imposaient pas. » Une mode dont il fut, dont il est, sinon le chef d’orchestre, au moins une courroie. Et au moment de laisser son ministère, en 1962, il s’auto-flagelle : « Lorsque je quitte Paris et que je vois ce que j’ai construit, je suis effrayé. Je n’ai pas réussi. »

Le constat, accablant, devient très vite une évidence. La cité des 4000, à La Courneuve, en devient un symbole. En 1963, une commission rend un rapport : « Le pari adopté constitue, à une telle échelle, une erreur, dans un domaine où, s’agissant de la vie quotidienne de milliers de personnes, il ne devrait y avoir aucune place pour les expériences et les abstractions de cette nature. » En 1964, les habitants protestent : « S’il est trop tard pour reconstruire cette cité, nous nous devons de crier bien haut notre déception afin d’œuvrer à éviter le renouvellement de semblable erreur. » Et c’est là qu’éclate la première émeute : en 1971, le patron du bar Le Narval, flambant neuf, tue l’un de ses clients, Jean-Pierre Huet, seize ans. Le fait divers devient fait social : « C’est tout le problème des grandes cités qui est ainsi posé dans une flaque de sang », estime Combat, qui fustige ces « dortoirs sans vie. » De droite ou de gauche, populaire ou intello, la presse est à l’unisson : « Pas une fleur, pas un arbre, pas un oiseau », observe France Soir, un « gigantisme glacé ». Avec ce graffiti, rapporté dans leurs colonnes des quotidiens : « On n’est pas heureux à La Courneuve. » Signé : « Les jeunes de la Cité. » Des jeunes qui, en guise de loisirs, d’après un éditorial du Monde, ces jeunes « se font sans cesse interpeler par la police ». Après l’enterrement de Jean-Pierre Huet, devenu le symbole d’une jeunesse maltraitée, « cinq cents jeunes armés de pierres et de bâtons » donnent l’assaut au Narval, et blessent une vingtaine de policiers.

Au terme de cette enquête, Xavier de Jarcy conclut que « le grand projet de construire meurt comme il est né, dans les restrictions budgétaires, les calculs de rentabilité et les décisions arbitraires ». Et en appelle à « une cité débattue par les citoyens et non dessinée par l’administration ou les promoteurs immobiliers. »

Qu’en conclure, pour notre part ? Que, dès la naissance de ces grands ensembles, journalistes, urbanistes, médecins, et décideurs eux-mêmes, savaient que cette créature relevait de la « monstruosité ». Les malheurs de la cité, l’enfance abandonnée, la délinquance déjà présente, ou à venir, ils ne les attribuaient pas aux « jeunes » par essence, encore moins à une classe, à une couleur de peau, à une religion, mais à leurs « monumentales », « spectaculaires » fautes.

Voilà pour le passé, mais au présent ? Quand un clou est planté de travers, un coup de marteau ne suffit pas à le redresser, c’est beaucoup d’énergie qu’il faut y consacrer. Là, ce sont des milliers de tours, de barres, dans toutes les métropoles, dans toutes les villes, et même parfois jusqu’au bourg, que on a plantés de travers, sans souci de l’humain. Eh bien, redresser ces décennies d’erreurs, ça ne se fait pas en un coup de baguette magique : c’est un long effort, constant, jamais fini peut-être, qu’il s’agit d’appliquer. Jamais fini, parce qu’on n’efface pas le péché originel, d’autant plus lorsqu’il n’est pas véniel. Jamais fini, parce que, comme le tonneau des Danaïdes, que se passe-t-il sur ces terres ? Quand on réussit, on en part, et arrive une nouvelle génération de misères. Jamais fini, enfin, parce qu’il ne s’agit pas de murs, pas de briques, pas de béton, mais de cette chose qui fut négligée, oubliée, en ce vingtième siècle de grands projets prométhéen : l’humain, l’humain d’abord, et qu’on en a jamais fini avec l’humain, avec ses petitesses et parfois sa grandeur.

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