Mon heure des pros

J’ai lu sa tribune dans Le Monde, « Une voie pour tous », à propos des lycées pros, signée « Dylan Ayissi », mais je ne l’ai pas googlisé. C’est pas bien. Je ne suis pas pro. Alors ce dimanche matin, au bistro, je m’attends à un enseignant de quarante ans, vaguement. Un prof de mécanique auto, passionné par son boulot. A la place, qui s’assied en face de moi ? Un gamin de quoi ? Vingt-cinq ans ? « Vingt-deux. » Waouh.

« Au collège, pour moi, ça ne se passait pas très bien. Je dormais, je chahutais, j’étais absentéiste. Sans gros conflit non plus, parce que je m’entendais très bien avec mon prof d’histoire. Mais avec un conseil de discipline, un comportement qui n’allait pas. Et de façon un peu paradoxale, j’avais monté un club de débats…
– Mais comment ça t’était venu, si jeune, de créer ça ?
– Dans ma ville, à Bagneux, il y avait des éducateurs qui suivaient les enfants du quartier, et ils m’avaient encouragé. Eux avaient des profils proches du mien : un gars qui avait fait électro-techno avant de bifurquer vers la socio. L’air de rien, ça laissait espérer que des parcours comme ça sont possibles.

Donc, à la fin de la troisième, je ne choisis pas, mais l’intitulé se présente bien : « Gestion administrative ». Il faut comprendre toute la honte sociale liée aux filières professionnelles. Du coup, on habille ça avec des grands mots, ou avec des mensonges : les gars vont dire, parfois, qu’ils font du commerce international. Pour essayer de le retourner en fierté.
– C’est pour ça que tu n’as pas fait quelque chose de plus technique ?
– Sans doute. Mais il faut voir que 60% des bacs pros, c’est dans les services : bureautique, petite enfance, etc. Parce que ça revient beaucoup moins cher que la menuiserie, par exemple, où là il faut un atelier. C’est un tiers des lycéens qui sont orientés là-dedans, qui perçoivent ça comme une « voie de garage », presque comme une poubelle. Un vrai tri social : quand on regarde les IPS, les Indices de Positionnement Social, 95% des établissements avec les plus faibles IPS, ce sont des lycées pros. Avec les meilleurs IPS, des lycées généraux. Très massivement, on y envoie les jeunes des classes populaires. Les trois quarts des originaires de l’Afrique subsaharienne s’y retrouvent, la moitié des Portugais, des Turcs. Ce sont les deux tiers des décrocheurs du secondaire. Avec de l’injustice, aussi : à résultats scolaires égaux, les enfants d’ouvriers, d’inactifs, ont deux fois plus de chances d’être orientés vers le pro, +93% très exactement. Donc, c’est un nid à déviances, à difficultés sociales, familiales, scolaires. Je dis aujourd’hui : faisons-en une chance. Puisque les problèmes sont concentrés là, c’est un lieu d’action possible. Pour l’instant, on le délaisse, comme on mettrait la poussière sous le tapis…

– Je te propose que tu poursuives sur ton parcours, et ensuite tu me diras pour tes pistes de réforme…
– D’accord. Dans le bac pro, il y avait des stages obligatoires, et là, par hasard, ou au culot, je vais voir Image 7.
– Ca me dit quelque chose…
– C’est une boîte de communication, d’Anne Méaux.
– Bien sûr ! Elle conseille les grands patrons, Arnault, Pinault. Dès que ça va mal pour un mec de droite, Fillon et compagnie, elle arrive…
– Voilà. Donc j’envoie une candidature. Là, il y a deux personnes qui me reçoivent, parce qu’ils ne comprennent pas trop ma démarche. Jamais ils n’ont reçu de stagiaire lycéen, et encore moins de filière pro. Mais la discussion se passe bien. Ils me prennent pendant six semaines. Je découvre le lobbying, les basiques de la com… Et ces personnes, pas l’entreprise, mais eux, comme individus, ils vont m’accompagner. Ca me donne énormément confiance.

Après le bac, je vais faire une licence de Science-Po à Nanterre. J’étais le seul issu de filière professionnel. Et dans ma classe, j’étais le seul à être entré dans le supérieur. Les autres, les collègues, sont partis vers des boulots alimentaires.

J’arrête en troisième année, pour faire une alternance, dans une école privée, une machine à cash. Mais je travaille dans un think-tank, « Vers le haut », fondé par des cathos. Et puis ensuite, en 2022, j’ai lancé mon association, « Une voie pour tous ».

– Tu avais quel âge ?
– Vingt ans.
– Oh la la !
– J’ai commencé par faire des recherches sur les lycées pros, je voulais rassembler des données. Par exemple, seulement 10% de ses élèves et anciens élèves disent que, en fin de  troisième, leur orientation était majoritairement choisie. Donc, ça laisse 90% de subie. Et dès la seconde, les jeunes se confrontent à des réalités auxquelles ils ne sont pas prêts : pour des femmes, ce sera l’Ehpad, avec des personnes âgées malades. Pour les garçons, se retrouver dans le froid de l’hiver sur un chantier d’électricité. D’où les décrochages, puisqu’ils ne l’ont pas voulu.

– Pourquoi tu es revenu sur cette histoire ? Alors que toi, tu en étais sorti ?
– Parce que c’est un miroir de la société, mais un miroir que la société ne veut pas voir. On ne parle pas de l’école, en fait : on parle de ce que la société fait aux plus fragiles.
– Et tu ferais quoi ?
– Il faut un investissement sur de l’humain. Là, on met parfois de l’argent, mais c’est sur des machines, sur des ordinateurs. Ce sont les enseignants qui, sur leurs heures de cours, doivent se coltiner tout le psycho-social. Ils en souffrent. On doit les délester de ça, les alléger au moins. Là, on fait comme si les jeunes en filière pro n’avaient pas de gros soucis, comme s’il s’agissait juste de faire du scolaire. Mais on doit aussi leur apprendre à parler en public, à comprendre leur environnement, à s’y adapter hors du quartier parfois.

Il faudrait remettre de l’éducation prioritaire dans le lycée. Ca existait, ils l’ont enlevé en 2020. Mais il faudrait mettre plus de moyens là où il y a plus de difficultés.

Il faut penser le rôle social de l’entreprise, aussi. Est-ce que les patrons veulent de la main d’œuvre corvéable, prête à l’emploi, des stagiaires pas chers ? Je ne crois pas. Pour eux, souvent, le lycéen de filière pro, c’est plus un poids. Donc, il faut compter ça comme de la RSE, mais avec un vrai engagement de leur côté, un vrai accompagnement. Que ça participe, pour le jeune, d’une ouverture.

– Mais est-ce que le vrai souci, il n’est pas avant ? Dès le collège ?
– Si, c’est évident. Le collège est ultra-fermé. Il faut y faire rentrer les MFR (Maisons familiales rurales), les associations, les MJC (Maisons des Jeunes et de la Culture)…

Surtout, à la fin de la troisième, l’orientation est une catastrophe. Quand on est allés voir Carole Grandjean, la ministre de l’enseignement professionnel, on avait amené une quarantaine d’élèves. Ecoutant leur récit, son directeur de cabinet a lâché : « Jamais je n’avais entendu parler d’orientation subie. » C’était presque touchant, plein de naïveté !

– Ou de déni. C’est un souci : tout le monde politique, économique, médiatique, est tenu par des gens qui ont réussi à l’école, qui ne comprennent pas que l’école peut être source de heurts et de malheurs…
– Eh oui. Les élèves devraient avoir le choix final de leur orientation. C’est une expérience qui s’est menée dans une trentaine d’établissements, et ça s’est révélé positif : les parents, les collégiens s’impliquent plus.

Ensuite, la seconde, il faudrait qu’elle soit de découverte, qu’ils puissent toucher à plusieurs métiers, avec des passerelles. Pas être tout de suite enfermés dans un choix qu’ils n’ont pas choisi. Qu’avant d’être dirigé vers la petite enfance, il y ait un passage en crèche, et ailleurs, dans d’autres secteurs, pour comparer… Que cela suscite des envies. Pour ne pas être un malgré soi du lycée, avant de devenir un malgré soi de son métier, de le fuir, de vivre dans la honte. J’insiste là-dessus, la honte, qu’il faut transformer en fierté. Il y a un coût, un coût social, à cette désorientation.

Ce devrait être une question pour tout le monde, pour toute la société : comment freiner cette division sociale ? »

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