Police : le ciblage ethnique est prouvé, documenté

A Paris mais aussi à Aulnay-sous-Bois ou à Beaumont-sur-Oise, peut-on dire que la couleur de peau n’est pas un signe distinctif ? C’est aujourd’hui évident qu’elle l’est. C’est un fait que la République doit changer.

Ce printemps, suite à l’affaire Chouviat, après avoir auditionné syndicats de policiers, hiérarchie, familles de victimes, ONG, je rédigeais un rapport intitulé « Pour une police de la confiance ». Car le diagnostic est posé, clairement : la crise de confiance est évidente, entre la police et la population, et encore davantage avec la population des quartiers populaires. Et pour cause : les contrôles d’identité sont, en France, massifs, ciblés. Faute de contrôler les contrôles, ils peuvent donner lieu à des violences, jusqu’à entraîner, parfois, la mort. Ces noms qui résonnent, « Adama Traoré », « Lamine Dieng », sont devenus les symboles, les symptômes, d’une crise avec la police. Dont on ne se réjouit pas. Et dont la République doit sortir par le haut.

Le diagnostic : un ciblage ethnique

« Légitimité policière : le grand décrochage français », interpelle le sociologue Sébastian Roché. Lui a mené le projet Eurojustis avec son unité du CNRS, et il fonde son analyse sur les statistiques, internationales, de « European Social Survey » (2010). A la question « La police traite-t-elle les personnes avec respect ? », la France est en queue de peloton, seuls les pays de l’est font pire (Ukraine, Russie, Bulgarie, Slovaquie, etc.), la Grèce également, Israël, mais la Hongrie, la Pologne, la Slovénie, la Croatie font mieux, les pays de l’ouest (Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni, etc.) sont nettement mieux notés, sans compter les pays nordiques qui font la course en tête.

Là où la France fait son pire score, c’est à la question : « La police agit-elle de la même manière avec les différents groupes ethniques ? » Pour la majorité des sondés, 57 %, ce traitement est « moins bon ». Seuls la Russie, l’Ukraine et la Bulgarie font pire. En Allemagne, c’est vingt points de moins, 36,7 %. Une autre enquête le confirmait, EU-MIDIS, sur les minorités et la discrimination en Europe : 42 % des personnes issues d’Afrique du Nord sont contrôlées, dans la rue, en France. Contre 24 % des Turcs en Allemagne.

Ce manque de respect, ressenti, est socialement très clivé : lorsqu’on demande « Avez-vous vu un policier/gendarme traiter quelqu’un de manière irrespectueuse depuis deux ans ? », on obtient 5,9 % dans la « France hors HLM », mais près de deux fois plus, 9,9 % dans la « France HLM ». Et 12,3 % pour « Seine-Saint-Denis hors HLM », contre 21,8% pour « Seine-Saint-Denis HLM ». Avec un haut niveau de racisme supposé des policiers : 39 % en France, 42 % en Seine-Saint-Denis, 48 % en HLM-Seine-Saint-Denis.

Une défiance s’est installée, massive, durable, qui est devenue la norme.

Sébastian Roché commente ainsi : « Les polices françaises souffrent d’une sorte d’infirmité relationnelle : elles échouent à l’épreuve du contact avec les citoyens. Cumulée à une seconde faiblesse : des failles dans l’impartialité du service. Les polices publiques, dont la fonction est de répondre de manière égale aux attentes de tous les citoyens, souffrent d’un déficit particulier auprès de la population la plus fragile socialement, appartenant aux milieux modestes et résidant dans les banlieues. Celle-ci se confond largement avec la minorité ethnique. Même la population majoritaire perçoit une police française marquée par des préjugés et dérogeant à l’impartialité. Je comprends que ces résultats puissent déplaire, mais les esquiver ne changera rien aux conséquences négatives pour les agents et pour la société en général. Je note que le malaise est exprimé par les agents eux-mêmes. Le ministère de l’Intérieur a publié un ‘bilan social’, pour la première fois, en 2014. Les policiers disent leur trouble à une large majorité, ils déplorent d’être peu aimés et regrettent la disparition de leur autorité. (…) Cette crise d’autorité invoquée par les policiers – qui est en fait un déficit de la capacité à ne pas déclencher remarques acerbes, gestes d’énervement, et à se faire obéir lorsqu’une intervention a lieu – découle directement d’une combinaison d’un ciblage ethnique et d’une infirmité relationnelle. »

Le contrôle d’identité

Est en cause, notamment, le contrôle d’identité. Beaucoup plus massif en France qu’ailleurs, et beaucoup plus ciblé : « Les policiers français utilisent, d’une manière générale, abondamment le contrôle d’identité. De plus, avec l’Espagne, la France est le pays qui montre la plus grande différence de ciblage entre minorité et majorité.

La police française est presque unique en Europe : on y contrôle très souvent les ressortissants nationaux, et beaucoup plus encore les minorités. En Allemagne, la minorité turque est plus contrôlée que la majorité. Mais elle l’est trois fois moins que la minorité maghrébine en France ! »

Dans les deux pays, des sociologues ont accompagné des patrouilles durant des centaines d’heures : « Si l’on compare la France et l’Allemagne, on constate beaucoup plus de réticence de la part des policiers allemands à utiliser le contrôle et à se focaliser sur les populations d’origine étrangère. Les agents agissent, chose intéressante, avec réflexivité : ils cherchent consciemment à éviter d’avoir recours à un stéréotype lorsqu’ils abordent des personnes appartenant aux minorités. » Tandis que « les agents qui se servent fréquemment du contrôle en France l’utilisent plus comme un outil de soumission que pour verbaliser. »

Ces contrôles, réguliers, ciblés, produisent des effets sociaux délétères, rongent la confiance, plus qu’ils ne la construisent. Et pourtant, cette pratique, bien que massive, mais justement peut-être parce qu’elle est massive, parce qu’elle appartient à une routine, parce qu’elle relève d’un implicite policier, cette pratique n’est guère interrogée, ni même recensée. Il n’y a pas de contrôle du contrôle.

« Les policiers agissent ainsi parce qu’ils pensent que c’est moralement justifié, que c’est ‘la bonne chose à faire’ et que la loi leur permet de le faire. Le contrôle est donc perçu comme bon pour la société, pour la hiérarchie, et pour eux sur le terrain. »

Cela va de soi, pour les policiers, comme une évidence.

Mais surtout, à l’étage au-dessus, aucune question ne se pose : « Durant l’étude Polis et les cinq cents heures du volet Observations de dizaines de patrouilles, depuis leur départ jusqu’à leur retour du commissariat, le contrôle n’a pas été une seule fois le sujet du débriefing des agents de voie publique auprès de leur responsable hiérarchique… »

Le pilote politique

Dans mon rapport, pour sortir de face à face, j’ouvre des pistes : former davantage les policiers, revoir leur modèle d’autorité, favoriser le contrôle externe (par le Parlement, par la presse…), faire entrer d’autres métiers dans les commissariats, etc. Mais toutes ces réformes ne sont possibles, imaginables, que si la police est dirigée.

C’est aux politiques de décider, de dessiner la police, en dernier ressort : « Le gardien de la paix est un peu comme l’ouvrier qualifié à qui est confiée une tâche partielle dans une usine automobile, analyse Sébastian Roché. On peut trouver de bons ou de mauvais ouvriers. Mais, ils ont été recrutés et formés, encadrés et promus suivant des règles décidées par les chefs de la police et même par les chefs des chefs de la police. »

Y a-t-il, aujourd’hui, un pilote dans la police ? Y a-t-il un ministre à l’Intérieur ? Ou bien, en est-on à une autogestion chaotique, entre syndicats, hiérarchie, préfecture, sans cap politique fixé d’en haut ?

Je ne peux qu’approuver cette remarque, en commission, de mon collègue Les Républicains Guillaume Larrivé : « Bien sûr, nous soutenons les forces de l’ordre et nous sommes conscients des difficultés de leur mission. Mais elles doivent être commandées. La chaîne hiérarchique comprend les gradés, les officiers, les commissaires dans la police, les sous-officiers et des officiers dans la gendarmerie, au bout se trouve le ministre de l’Intérieur. Je plaide pour le commandement, qui implique de savoir sanctionner, de dégager des lignes directrices de doctrine, de reconnaître parfois des errements et de les corriger. Le ministre de l’Intérieur ne doit pas être derrière les forces de l’ordre. Il est là pour être devant et les diriger. »

Dans son livre Une colère noire, l’essayiste américainTa-Nehisi Coates adresse une lettre à son fils. Il l’avertit des violences qu’il aura à subir aux États-Unis, notamment de la police. Il relate aussi un voyage qu’il a fait à Paris. Dans ses très belles pages, il écrit : « Notre couleur de peau n’est pas un signe distinctif à Paris, pas autant que le fait d’être américains, dont témoignait notre piètre maîtrise du français. Nous n’avons pas été réduits à l’esclavage en France, nous ne sommes pas le problème particulier des Français ni leur fierté nationale, nous ne sommes pas leurs nègres. »

Continuerait-il à le dire, à l’écrire, non seulement à Paris mais aussi à Aulnay-sous-Bois ou à Beaumont-sur-Oise, que la couleur de peau n’est pas un signe distinctif ? C’est aujourd’hui évident qu’elle l’est. C’est un fait que la République doit changer.

C’est un tweet que j’ai vu passer, hier, et qui me plait : « Pourquoi on se bat pour que la police change d’attitude et mette fin à sa culture de violence ? Parce que sinon, on aura une police aussi violente que la police américaine dans quelques temps. »

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