Petites retraites : « Vous trouvez ça normal pour des ouvriers ? »

« On faisait des dérailleurs de vélo. J’y suis restée sept ans. Mais l’usine a fermé aussi, en 83. Mon premier licenciement, j’avais 23 ans. »

« Regardez ce qu’elle touche, comme retraite, ma belle-sœur ! 600 € ! Alors qu’elle a commencé à 16 ans, qu’elle a élevé quatre enfants ! Vous trouvez ça normal pour des ouvriers ? »

C’est son beau-frère qui m’avait interpellé comme ça, à Abbeville, durant ma campagne. On a promis de la voir elle, Corinne. On a tenu parole, même avec retard, ce lundi.

« Tu sors les papiers, Papy ? »

Sa carrière démarrait bien : chez Huré, à Pont-Rémy, dans l’industrie. « On faisait des dérailleurs de vélo. J’y suis restée sept ans. Mais l’usine a fermé aussi, en 83. Mon premier licenciement, j’avais 23 ans. »

Après ces sept années de tranquillité, de stabilité, ce sont des décennies en dents de scie. De l’intérim, dans un restaurant, chez Valéo, dans une robinetterie, une école privée, Manpower, Adecco, Leader Interim…

« Vous ne vouliez pas de CDI ?
– Bah si, on ne m’a jamais embauchée. »

Ce que dit sa petite retraite, c’est avant tout la galère des boulots populaires, post-ère industrielle.

« Vous êtes déjà partis en vacances ?
– Huit jours à Merlimont, en camping. Quand Bastien il est né. »

La précarité s’est installée comme une norme, que retracent en raccourci ses papiers de retraite : « J’ai arrêté à 53 ans, la MDPH m’a reconnue handicapée. Ca m’a fait 124 trimestres, 663 €, plus 98 € de complémentaire.
– Et le minimum vieillesse ?
-Je l’ai pas. »

Sans doute parce qu’elle vit avec « Papy », alias Dominique, guère plus gâté. Pupille de la Nation. Opéré du bras tout enfant, il nous montre son coude, tordu, de traviole. Reconnu, lui aussi, mais depuis toujours, travailleur handicapé :
« Ca vous donne droit à quoi ?
– A rien. »

Et son parcours apparaît comme un symétrique de sa femme, presque : il a débuté, en 77, dans une autre usine, à Abbeville, quartier Rouvroy, qui fabriquait des pièces de vélo, des pédaliers. Qui a fermé. Et qui lui a laissé les campagnes de betteraves, comme saisonnier à la sucrerie, l’élagage en forêt, les travaux publics, la peinture, le nettoyage.

« Je faisais tous les bureaux, le commissariat… Le matin, mon premier chantier, c’était Schlumberger, 4h à 7h30. Mais ils ont pris une association, des handicapés, c’était 20 centimes moins cher. Après, la boîte m’a proposé de continuer, mais sur la zone industrielle d’Amiens. Fallait que je parte à 3h30, et qui me paierait les quarante kilomètres d’essence ? »

Lui a fini dans le bâtiment, et par un accident : « Ma colonne vertébrale, qui s’est comme déchirée. »

Avec 1 600 € à eux deux, 400 de loyer, 135 de mutuelle, « 1127,75 », ils ont calculé, à la virgule près, de « dépenses contraintes », il leur reste moins de cinq cents euros. « Là-dessus, on en a pour 61 € de boucher, à côté…
– C’est toujours le même colis ? Il n’a pas réduit ?
– Avant, il nous donnait une plaquette de trente œufs, en plus. Maintenant, c’est fini, il nous a dit, avec la hausse des prix, il ne peut plus. »

Mais je ne voudrais pas les dépeindre en malheureux, subissant leurs existences. Pendant tout notre échange, Corinne jetait des coups d’œil, discrets, réguliers, à l’horloge. « Faut pas rater l’heure. » C’est qu’ils vont chercher, ensemble, les petits-enfants, même grandis, à la sortie de l’école : « Ils mangent ici. Ils passent avant tout. »

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