Ma rage de dent est politique

Je fais partie des Picards privilégiés : j'ai la chance d'avoir un dentiste.

J’ai mal aux dents.
Une rage, lancinante, dans une molaire du haut.
J’avais un trou dedans, des caries en série, comblé par un plombage.

Mais depuis quatre jours, c’est une douleur, monotone, comme en arrière-plan, et soudain aiguë quand mes mâchoires se heurtent.
J’ai bon espoir d’obtenir un rendez-vous en fin de semaine.

Pourquoi je vous raconte ça ?
Parce que c’est politique, les dents.

Je fais partie des Picards privilégiés : j’ai la chance d’avoir un dentiste.

Pas Pauline. Accompagnante d’enfants en situation de handicap, elle me racontait combien ça la bouffait, cette souffrance, son cerveau aspiré du matin au soir dans une dent, et sans dentiste à l’agenda. J’ai repensé à elle. Je l’ai appelée, du coup : « Je souffre depuis la fin de l’année dernière. Là, je viens enfin de consulter dans une clinique privée, mais ils ne prennent pas la sécurité sociale, la CMU. Rien qu’un détartrage, c’est 350 €… Heureusement, ils m’ont recommandée à un dentiste, qui va me prendre en janvier. Faut encore attendre deux mois. J’ai un souci d’os, donc il me faut des implants, 1900 € une dent… J’en ai cinq… Ou alors un appareil dentaire, mais qui n’est pas remboursé non plus… Il y a des appareils de CMU je crois, mais pas jolis, remplis de fer, donc je ne sais pas encore… Je m’interdis les pommes, et tout les nourritures un peu dures, j’ai peur que mes autres dents tombent. J’ai mal aux endroits où je n’ai plus de dents, je mâche sur ma gencive… Mais c’est pareil pour tous les spécialistes : ma fille est en train de perdre ses cheveux, on ne comprend pas pourquoi. Je demande un rendez-vous chez la dermato : six mois d’attente… J’ai supplié : une gamine de dix ans, qui perd ses cheveux ! Ils ont rapproché. Et pareil pour l’ophtalmo… »

Quand Hollande a parlé des « sans-dents », je ne me suis pas indigné.
C’était tellement vrai.
Tellement vrai qu’on reconnaît la classe des gens à leur dentition.

Mais quand on est Président, et Président de gauche, en revanche, on n’en reste pas au constat, au cynisme. On se demande comment on peut changer ça, comment on peut leur redonner des mâchoires, comment on peut éviter la catastrophe dentaire aux suivants, aux enfants. On fait tout pour une Sécu pleine et entière. On imagine des camionnettes de soins qui arpentent les campagnes et les banlieues. On œuvre pour ne plus entendre Nadine : « Des fois, je ne me soigne pas. Les dents, notamment. J’ai dû en arracher, deux dents sur le côté, malgré ma mutuelle, il m’est resté 200 €. Depuis, ça me fait un trou, ça me gêne pour manger, mais je ne peux pas mettre un appareil, je n’ai pas les moyens. On n’est pas dans la bonne tranche. Et pourtant, la Caf m’a contrôlée deux années de suite, ça m’a vraiment choquée. On a regardé mes relevés de banque. On m’a fait la morale, parce qu’à l’époque j’avais Canal +… »

Quand les Français souffrent, comme ça, qu’ils n’ont pas de dentiste avant des mois, ou pas d’argent pour le payer, c’est quoi ? C’est un éloignement de la République, c’est un abandon de la Nation, non pas exprimé ainsi, avec des concepts, avec des grands mots, mais vécu, inscrit dans la mémoire du corps, le ressentiment par la gencive inflammée.

Ce matin, mon mal s’est aggravé.
Je ne veux pas faire pleurer, en attendant le rendez-vous, j’ai regardé les remèdes, sur Internet, pour atténuer la douleur.

« Le paracétamol est à prendre en première intention en cas de douleurs dentaires. Respecter la dose maximale de 1 g par prise espacée de minimum 4 heures et de 4 g au plus par jour », m’informait LaSanté.net.

Le même site annonçait un risque de pénurie sur cette substance. Avec une Agence Nationale de Sécurité du Médicament qui avertissez les médecins :
« Évitez de prescrire du paracétamol à vos patients qui n’en ont pas un besoin immédiat. Lorsque la situation le permet, privilégiez une posologie de trois prises par jour toutes les 8 heures (au lieu de quatre prises par jour toutes les 6 heures). »

On en est là, en France, en 2022. A réclamer aux médecins de ne pas donner trop d’Aspirine ! A bricoler, à diminuer les doses ! Rien de naturel à ça, aucune fatalité : il y a quinze ans, 80% des « principes actifs » étaient produits en France. C’est désormais 80 % en Chine et en Inde. Avec des soucis pour notre souveraineté. Avec des soucis, aussi, pour l’emploi, l’emploi industriel, l’emploi ouvrier. Car la même histoire s’est produite, à peu près, pour le textile, les pneumatiques, etc. C’est un choix, un choix politique, opéré par tous nos dirigeants depuis quatre-vingts ans : laisser-faire le marché mondialisé.

***

J’ai fait le tour des armoires, que des boîtes périmées, mais bon.

Et puis j’ai laissé un message sur le répondeur de mon dentiste : je serai soigné, j’espère. J’ai bon espoir pour la début de semaine. Je serai remboursé, le plus gros, par la mutuelle de l’Assemblée. Je n’aurai aucun souci pour payer. A la différence de plein de Français.

En attendant, le site LaSanté.net indiquait les clous de girofle, aussi, comme remède temporaire. Ma mère en avait, pour ses bouillons de poules, elle ne souffrait d’aucune pénurie. J’en mâchonne comme un chewing-gum, au goût plus fort.

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