L’enterrement comme à l’usine

Patrick est mort. C’était un ouvrier de chez Goodyear, une vie à la chaîne, qui lui a dévoré les doigts, et les poumons peut-être. C’était l’ancien vice-président de Picardie debout ! J’ai écrit le texte qui suit pour la cérémonie qui s’est déroulé ce lundi matin.

De ces obsèques, au crématorium d’Amiens, nous sommes sortis scandalisés. Déjà, nous, ses amis, sa famille, nous n’avions que trente minutes, trente petites minutes, chrono en main, pour lui rendre hommage. A la fin, à la 28e minute, Isabelle, sa compagne, s’est levée : « On vous propose de faire un tour du cercueil, et dessus il voulait que soit écrit : ‘Pour que les pauvres soient moins pauvres, et que les riches soient moins riches’… » Le chef du service funéraire – je livre le nom de son entreprise, Les Pompes funèbres des hortillonnages – est intervenu : « Ah non, y a plus le temps…
-Ah ben, on aurait bien aimé…
a bredouillé Isabelle.
-Ah non, ce n’est plus possible !
-Ah bon, bah alors, d’accord… »
, s’est résignée, polie, accablée, Isabelle.

Punaise, où va l’humanité ? Faut que le temps soit compté même pour les enterrements ? Vous croyez qu’il serait intervenu de même, l’employé, pour la crémation d’un notable, d’un élu ?
Il fallait que même après la mort, pour Patrick, ça se passe comme à l’usine.

(Maintenant, le texte que j’ai lu, pour cet homme que j’ai beaucoup apprécié : )

***

« Je suis ouvrier chez Goodyear, dans une usine qui a employé mon père pendant plus de vingt ans, mon frère aîné pendant une quarantaine d’années et moi-même depuis plus de vingt-cinq ans.

Je travaille dans une usine qui m’a mangé trois doigts et de laquelle je vais bientôt être mis à la porte, mais aussi une usine au sein de laquelle j’ai lu tant de livres. Là, j’interromps la lecture d’Ulysse de James Joyce pour vous écrire. »

Alors qu’il travaillait encore, Patrick a adressé une lettre à France Inter, pour devenir membre de leur jury littéraire. Et il racontait son ordinaire :

« J’optimise au maximum mes méthodes de travail, tout en faisant correctement mon boulot, afin de gagner mon temps de lecture. C’est dans cette usine que j’ai lu, entre autres, Les Rougon Macquart de Zola. C’est dans l’escalier de secours du vestiaire n°3 et sa tranquillité que j’ai lu Les Croisades vues par les arabes d’Amin Maalouf. C’est sur le temps grignoté miette à miette que j’ai lu aussi des livres de science-fiction, des romans historiques, des polars par centaines.

C’est à l’intérieur de l’usine mais loin du fracas des machines, que, l’été, au milieu des lapins batifolants, dans la pelouse séparant l’atelier de l’entrepôt, j’ai ri en lisant Sublimes Paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja. Bien sûr, je lis également en dehors de l’usine. Chez moi je n’ai ni télévision, ni Internet ni même téléphone portable : pour avoir du temps de lecture cela aide beaucoup. »

C’est avec ce texte, et d’autres textes, que Patrick est entré à Fakir, il y a une bonne dizaine d’années. Tout était rédigé à la main, façon patte de mouches, à déchiffrer comme des hiéroglyphes. On avait eu la flemme de transcrire ces pages, mises dans un tiroir. On les a ressortis plus tard, à la fin de Goodyear. C’est à ce moment-là que je suis allé rencontrer l’auteur, pour qu’on trie ses papiers, pour qu’on choisisse ensemble les extraits.

Son appartement, on aurait dit une annexe de la bibliothèque municipale, des livres partout, des étagères sur tous les murs, des milliers de CD. Quand je suis entré, il écoutait « Rabih Abou-Khalil, un Pakistanais qui réside en Allemagne », il m’a expliqué.

« Et vous, vous jouez de la musique ? j’ai demandé.
– Oui, avant.
– Avant quoi ?
– Avant ça. »

Il m’a montré sa main gauche.
« Je remplaçais un collègue pendant les congés. C’était ma deuxième journée à ce poste, le mardi 13 juillet 1993. Ils avaient enlevé la sécurité, pour le quota de production, pour qu’on nettoie le moule pendant la fermeture de la presse. »

Ca m’a marqué, d’emblée : comment Patrick parlait. Jamais fort, jamais criant, presque tout bas, et balbutiant. Ce que je ressentais, dans sa voix, c’était une timidité, certes, sa modestie transpirait, mais surtout de la tendresse, de la douceur. Oui, Patrick portait une immense douceur.

Je ne voudrais pas, pourtant, que l’on confonde cette tendresse avec de la faiblesse. Au contraire. Patrick existait, solidement, avec force. Sans le brailler, sans le proclamer tous les matins, mais il ne se conformait à rien. Il traçait son bonhomme de chemin à lui, singulier.

Lire à la chaîne, chez Goodyear, au milieu des gars qui causent foot et nana, c’était courageux, en un sens, c’était afficher sa différence. Elle était acceptée, cette différence, on dirait : les jours de grève, il m’a raconté, bien qu’encarté CGT, il entrait dans l’usine, et pas par derrière, non, sans se cacher, par devant, par devant Mickaël Wamen et ses collègues : c’était le seul jour où, l’usine à l’arrêt, il était payé pour lire ! Il ne voulait pas rater ça !  Lire à la chaîne, c’était sans le dire résister, maintenir sa liberté.

Patrick lisait, bien plus que moi, et pourtant, sa culture, il ne l’étalait pas.
Sa révolte non plus, il ne l’étalait pas.
Tout était là, pourtant, en lui, solidement, simplement.

Et je voudrais vous dire ma fierté, ma joie, que Patrick nous ait accompagnés durant toutes ces années. Oui, j’étais heureux de traverser la circo avec Isabelle et Patrick, dans votre voiture, comme un cocon. J’étais heureux d’organiser avec vous un mini-tournoi de foot à Camon. J’étais heureux de savoir Patrick là lors de nos réunions.

Sa présence me rassurait.
Déjà parce que, à travers son étrange incarnation, la classe ouvrière était avec nous.
Aussi, parce qu’il y avait chez lui cette tranquillité – tandis que je m’agitais.
Il a souffert, c’est certain.
Il est parti trop tôt, malade dès la retraite.
Et l’on ne saura jamais, dans cette maladie, la part de ses clopes et celle des pneumatiques. On ne saura jamais s’il a donné trois doigts au Profit, ou finalement toute sa vie.

Mais de lui, de nous, je ne veux pas retenir ça.

Je veux retenir la joie. La joie dans son œil qui toujours brillait, dans son sourire, même dans son nez, bizarrement, comme s’il préparait une farce. La joie de vivre à sa façon, librement, avec Isabelle, avec sa musique et ses bouquins. Une liberté, une joie, que trente années d’usine n’avaient effacées, pas écrasées, pas transformées en rancœur et en renoncements.

Quand je me souviendrai de Patrick, ce sera de cette joie, de cette liberté, en essayant de les faire miennes, un peu. Je me souviendrai de cet homme qui, sans publier de manifeste, sans déclaration grandiose, a fait de son existence une expérience, une voie à part, un chemin de liberté.

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