De « Kanaky » à Paris : l’enchaînement de la violence

Que vont donner, demain, ces traitements sur notre jeunesse ? De la peur, chez certains. De la haine, chez d’autres. Un mélange des deux, en fait, chez tous. Rien qui ne grandisse, rien qui ne fasse des citoyens, des hommes et des femmes libres. Tout pour, au contraire, « l’enchaînement de la violence ». C’est cette chaîne qu’il nous faut briser.

Je viens de lire Kanaky, le récit de Joseph Andras sur la grotte d’Ouvéa (Actes Sud). L’écrivain s’en va « Sur les traces d’Alphonse Dianou », un nom que je ne connaissais pas : c’était le « chef » du commando qui, le vendredi 22 avril 1988, en Nouvelle-Calédonie, prit en otage la gendarmerie, armes aux poings, avec un massacre à la clé.

Et pourtant, il partait de loin.
Chrétien, passé par le séminaire, lui se déclarait adepte de Gandhi.
Partisan, en toutes circonstances, de la non-violence.
Qu’est-ce qui l’a fait basculer ?

Tous ses amis évoquent une protestation pacifique, un an plus tôt, le 22 août 1987. « On voulait faire une manifestation dans le centre, à la place des Cocotiers, se rappelle Elie Poigoune, président de la Ligue des droits de l’Homme. On avait prévu de venir avec des ballons au bout d’une ficelle, et on devait les lâcher dans le ciel dès que les policiers nous tabasseraient. Des gens avaient peur. La manifestation était interdite mais on l’a faite malgré tout. On était une centaine : des jeunes et des moins jeunes. On ne dérangeait pas la circulation, on était juste assis. Les policiers sont venus et nous ont demandé de dégager ; on n’a pas voulu, ils nous ont tabassés. C’était la débandade. Ils m’ont attrapé avec Alphonse et nous ont emmenés. Ils savaient qu’on était les responsables puisqu’on parlait dans les micros. Ils nous ont bien tabassés à la matraque – on était blessés – et nous ont emmenés à la prison du Camp Est. »

Des médias australiens ont filmé la scène. « Un policier s’avance, muni d’un mégaphone : ‘Obéissez à la loi. Dispersez-vous.’ Les Kanaks ne bougent pas. De la main gauche, le policier fait signe aux CRS d’avancer. Les forces de l’ordre républicain se lancent, casquées, bottées, matraque à la main. Le chef de file, format malabar, assène un premier coup à un manifestant assis. D’autres partent. On entend des cris. Des fumigènes se déclenchent, les corps se bousculent, trébuchent, les flics cognent. Et cognent. Des manifestants sont trainés vers la route. Une femme, debout, est vivement repoussée par un CRS. Hideuses images qui firent le tour du monde.
Jacques Chirac avait alors avoué lors du Conseil des ministres qu’il était
‘choqué par l’importance donnée à cet incident ; Mitterrand l’avait mis en garde contre ‘l’enchaînement de la violence’. »

Le président n’avait pas tort.

Car en prison, comme le raconte Elie Poigoune, Alphonse Dianou mue : « J’ai passé deux nuits avec lui. Dans la cellule, avec deux lits. Et j’ai vu, pendant ces deux nuits, combien il changeait. Il était marqué – c’était la première fois qu’il était tabassé et conduit en prison. Moi, j’étais habitué ; lui, ça lui avait fichu un coup. Il se transformait. Son discours changeait. Ce que j’ai retenu de nos discussions, c’est ça : ‘La non-violence, c’est fini, je n’y crois plus. Quand je sors de prison, je prends un fusil.’ »

Lui a tenu parole – même si, de son fusil, semble-t-il, il ne s’est jamais servi.

***

Lisant ce passage, je songe à un groupe de jeunes, invités à l’Assemblée par mon collègue insoumis Carlos Bilongo.

Noémie : « On m’a interpelée le lundi à 20h, sans me donner de raison, et on m’a libérée le lendemain à 15h 30, sans plus de raison. Au moment de l’arrestation, dans la rue, le policier m’a dit : ‘Je vois de la peur dans tes yeux, et j’aime ça. Je suis de la Brav-M, retiens bien ça, et c’est nous qui te pourchasserons jusqu’à la fin.’ »

Erwan : « La Brav-M m’a plaqué au sol, j’ai encore mal au genou. On a passé sept heures dans un bus, sans eau, sans air. Alors que je jouais de la flûte ! Que je n’avais pas le visage dissimulé ! »

Salomé : « Quand j’ai entendu la Brav-M, je me suis plaquée contre un mur, pour montrer que je ne résistais pas. Ils m’ont balayée, ça m’a fait un choc à terre. J’ai commencé à pleurer, à paniquer, ils ont estimé que je voulais m’enfuir. Ils m’ont passé les menottes. ‘Connasse, ta gueule !’ Je refusais de leur parler. ‘Elle est mignonne, celle-là’, ils m’intimidaient. Mon prénom les a fait rire, parce qu’il sonnait juif : ‘Elle s’appelle Salomé, ça va nous coûter.’ Ils me faisaient peur : ‘Ta vie ne tient qu’à un fil, Salomé’, parce que s’ils me déféraient, ça me faisait un casier, pour devenir fonctionnaire j’étais foutue. J’avais envie de vomir. La cellule était tapissée d’excréments. ‘Vous avez de la chance, ce soir. Un autre soir, on vous aurait pété les genoux.’ Ils m’ont libérée le lendemain vers 15h. J’avais peur d’être toute seule dans la rue, et même aujourd’hui, à la moindre micro-infraction, traverser au feu rouge, je tremble. »

Souleyman : « J’étais pas là pour la manif mais pour le restaurant chinois. La Brav-M m’a mis une balayette, ils m’ont fouillé le corps, les parties intimes : ‘T’as même pas de couilles.’ Ils me menaçaient : ‘Ah, t’as un titre de séjour ? Tu vas prendre six mois, et après, OQTF…’ Avec des injures à eux : ‘T’es venu comment ? Sur les ailes d’un avion ?’ Ils me traitaient de ‘Gueule de Bogdanoff, efface ce sourire !’ Ils m’ont giflé, une fois, deux fois… Trente minutes d’insultes, puis le commissariat. Une heure après, j’étais libéré. »

Que vont donner, demain, ces traitements sur notre jeunesse ?

De la peur, chez certains. De la haine, chez d’autres. Un mélange des deux, en fait, chez tous. Rien qui ne grandisse, rien qui ne fasse des citoyens, des hommes et des femmes libres. Tout pour, au contraire, « l’enchaînement de la violence ».

C’est cette chaîne qu’il nous faut briser.

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