Jérôme : « Le vélo, c’est un vrai boulot »

Contre un macronisme sans humanisme, il ne nous faudrait pas, en symétrique, ne voir que des salariés, des ouvriers, des retraités. Il y a, dans l’humain, une aspiration à autre chose.

« Mais sinon, hors du boulot, vous faites quoi ? Du jardinage ? De la muscu ? Des mots croisés ? »

On était au local de SGP-Pharma, dans le Vimeu.
Il pleuvait dehors, avec un froid.

Nos sandwiches américains sur les genoux, avec la canette d’Orangina, les délégués de la CFDT me racontaient comment leur boulot avait changé, en même temps que le directeur, comment on leur refusait le quart d’heure de douche, comment cette année ce serait zéro intéressement, comment on les avait mis à pied, et que ça les minait. Mais bon, à un moment, les malheurs des travailleurs, ça finit par lasser. On a besoin d’entendre leurs bonheurs, aussi.

« Moi, je faisais du vélo comme professionnel…, a commencé Jérôme.
– Ah non, pas ça…
– Il va encore nous raconter ses guerres !
– Faites-le taire ! »

Y avait pas unanimité pour l’écouter, le leader.

Mais moi, j’étais le public parfait : c’était ma première fois avec un « pro » de la petite reine. Un grand costaud, au passage, qui a plutôt le physique d’un boxeur, et pas un poids plume.

« Tu as fait quoi comme courses connues ?
– J’ai fait dixième à Liège-Bastogne-Liège, 23ème à Paris-Roubaix, j’ai gagné une étape du Grand Bornand… Pour le Tour de France, j’ai manqué de chance : mon équipe l’a fait l’année où je suis redescendu amateur. J’étais un peu dégoûté. J’ai regardé les collègues à la télé…
– Comment on s’entraîne ? C’est chacun dans son coin ?
– Oui. Moi, mon équipe était basée à Aubervilliers, mais j’avais un plan de route hebdomadaire. Une semaine normale, on pédalait 900 kilomètres…
– Ça faisait aux alentours de trente heures, alors. Comme un vrai boulot.
– C’est un vrai boulot, comme une entreprise. Avant la course, le manager te donne les consignes, c’est très précis. Et après la course, à l’hôtel, tu as un rendez-vous individuel, sur tes objectifs, tes performances. C’est une discipline permanente, de diététique, d’hygiène, tout surveiller…
– Et les vélos, c’est fourni ?
– Oui oui, y en a trois. Un pour l’entraînement, qui reste chez toi, qui ne bouge pas. Un qui monte dans l’avion, et celui du contre la montre…
– Et tu gagnais combien ?
– Environ 2 000 € par mois, plus des primes.
– C’est pas lourd !
– Nan, mais le vélo, ça ne paie pas. Même un champion comme Virenque, on était dans les mêmes années, il touchait 77 000 €… Dans la routine, y avait la drogue aussi.
– Tu en as pris ?
– J’allais m’y mettre, comme tous les autres copains. Mais j’ai raconté ça à mon père, et il m’a sermonné 
: “Je t’ai mis au vélo, c’est pour que tu sois en bonne santé. Pas pour que tu deviennes camé.” Comme j’ai refusé, ça m’a mis un peu en marge de l’équipe.
– Comment ça se passait ?
– Y avait un médecin clandestin, il fournissait, il surveillait. Mais à l’époque, c’étaient des produits connus. Maintenant, ils ont des nouvelles substances, pas encore sur le marché, des trucs indétectables.
– Comment tu en es parti ? Tu avais une carrière pour après ?
– Je me suis fait embaucher chez Goodyear, y avait déjà mes frères dedans. J’étais agent de maîtrise. Quand ça a fermé, j’étais dégoûté, tellement c’était une belle boîte. Tellement on pouvait en faire des choses dedans.
– Mais c’est pas trop ennuyeux, le vélo, à force ? Moi, je cours, mais bon, je préfère quand même derrière une balle, un ballon…

– Ah moi aussi. D’ailleurs, à Amiens, on habitait derrière le Coliseum. J’aurais voulu faire du hockey, c’est ça qui me passionnait. Mais on était sept enfants, et mon père, il a dit : “Tu as tes frères qui font du vélo, tu vas faire du vélo. Je vais pas passer mes journées à courir d’une activité à l’autre.” Mais ça me gonflait tellement, pendant les entraînements, je m’arrêtais au bout de vingt minutes, je me planquais derrière un ballot de paille… Le dimanche, le jour de la course, j’étais derrière, je ne suivais pas. Mon père a bien compris : “Bon, attends, je vais te suivre à mobylette…” Et ça nous a fait des balades comme ça, mon vélo et sa mobylette.
– Et tu continues le sport ?
– Oh non. Là, j’ai deux jumeaux, alors… Avec l’usine, avec le syndicat… Mais j’emmène mes petits à des courses, peut-être qu’ils y prendront goût…
– Ou au hockey ?
– Ou au hockey, oui, j’aimerais bien. »

Pourquoi je raconte ça ? Parce qu’on doit être attentif, je crois, à ces interstices. Pas seulement les grands trucs politiques (les retraites, l’inflation, les salaires, etc.) mais aussi comment les hommes vivent, et les femmes, leurs joies, leurs fiertés, leurs identités. Comment ils se construisent. Comment ils tentent des « échappées », hors de leur quotidien, de leur destin. Contre un macronisme sans humanisme, qui réduit les personnes à des consommateurs, des producteurs, il ne nous faudrait pas, en symétrique, ne voir que des salariés, des ouvriers, des retraités. Il y a, dans l’humain, un au-delà de l’ici et maintenant, une aspiration à autre chose. Que nous devons entendre, et faire résonner.

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