“Je n’aime pas la politique”

Rachid Laireche, journaliste à Libération, a publié un livre sur la bulle des journalistes politiques. Il m'a demandé d'en rédiger la postface, que je publie ici.

« Je voulais te dire un truc, François, je fais un livre sur le journalisme politique, sur mes années là-dedans…
– C’est une super idée, ça. C’est un meilleur sujet que le bouquin avant !
– Je voudrais que tu m’écrives une préface.
– Tu veux que je me fâche avec tous tes collègues, c’est ça ? »
Rachid rigole, mon suicide public ça le fait marrer. « Mais c’est d’accord. »

Oui, ça m’inspire, le journalisme politique. C’est vraiment le pire du pire, je trouve. C’est le ragot élevé au rang d’analyse. C’est Voici, Oops dans les allées non plus des stars mais du pouvoir. C’est les Vamps, mais qui se donnent des airs, installées sur la place du Palais Bourbon.

J’aime mon métier. Je l’ai exercé, je l’exercerai avec passion. Il a ses grands noms, ses titres de gloire, son utilité pour la société. Mais que justement, pour l’honneur de notre profession, on en finisse avec le journalisme politique ! Qu’on l’élimine ou qu’on le bouleverse, qu’on crève la bulle, qu’on fasse éclater l’entre-soi, qu’on sorte tout ce beau monde de Paris, du 7e arrondissement, qu’on s’interdise les cancans, les persiflages, les tactiques en toc. Qu’à la place, on relie la politique aux gens, à leur vie.

Bref, ça m’intéressait, je voulais lire une thèse dessus, interviewer deux trois collègues de la corporation, parce que non, je ne les prends pas pour des cons, échanger avec eux sur leurs frustrations, sur comment transformer cette fonction, faire les choses sérieusement quoi.

Avant l’été, j’ai relancé Rachid :

« Tu me veux toujours comme préfacier ?
– Ah oui. J’ai oublié de te prévenir : le BAT est prêt. Voilà la couve. Je t’envoie le texte. Il est secret. »

Quel branleur ! J’avais la semaine, quoi, en gros.

Mais dans mon cartable, j’ai une grosse pochette « Inaptitude ». C’est une épidémie, dans les boites, les salariés dégagés comme « inaptes ». J’organise une table-ronde à ma permanence là-dessus, avec des Auchan, des Verrescence, des Airbus, des Sanef. Mais avant ça, il faut que je me plonge dans l’état du droit, les statistiques, des témoignages de médecins, et que fait l’Inspection ? Le genre de boulot que jamais un journalisme politique ne racontera.

J’ai un dossier « Fiscalité », aussi, pour préparer un débat avec Gabriel Attal dans Challenges. Il est bon, lui, il parvient à raconter n’importe quelle foutaise sans un mouvement de cil, sans une faiblesse dans la voix, et avec cette mine arrogante, dominante, qui peut me faire piquer une crise. Faut que je me maîtrise. Faut que je maîtrise le sujet, aussi, que je sois compétent, sur « la transparence des holdings » notamment.

Plus une rencontre « Travail et pauvreté » avec le Secours populaire. Plus le partage de la valeur ajoutée en séance. Plus les actes de notre colloque sur « l’économie de guerre climatique ». Et Rachid, donc.

On va faire sans la thèse et les interviews, du coup. Droit au but, comme l’OM.

***

« Je n’aime pas l’actualité politique. »

Je fais des « déjs », maintenant, parfois. Ca fait partie de mon « changement de division », il faut croire. Jouer le jeu, au moins un peu. J’ai peut-être dit, même : « Je n’aime pas la politique », tout court, mais autour de cette bonne table, les journalistes ont compris.

« Mais vous ne pouvez pas nous dire ça à nous ! On ne fait que ça…
– Mais justement ! Justement. Vous ne devriez pas ! »

Je vais passer deux heures à disserter sur l’état d’esprit du pays, sur le mal-être au travail, sur les normes qui parfois étouffent, je dresse une fresque depuis 1789, les alliances de classes, ma manie, 1983 et « l’ouverture de la parenthèse libérale », que nous devons fermer, je liste les échecs du marché, médicaments, logement, masque, les piliers de la République qui vacillent, l’école, l’hôpital… Je fais mon important, mon éloquent, je parade, je m’écoute, je m’élève, et le débat avec.

« Et Cazeneuve ? Vous en pensez quoi, du retour de Cazeneuve ? »

Ca me sidère.

J’offre une vision, pour ma patrie, pour mon pays, pour la planète, et boum, Cazeneuve !

« Mais qu’est-ce que j’en ai à faire de Cazeneuve ? Qu’est-ce que les gens en ont à faire de Cazeneuve ? »

Jamais ça ne m’a intéressé, même de l’extérieur, comme lecteur, les manœuvres, les croches-pattes, les coups de billard pour approcher du pouvoir. Vu où j’en suis de mon parcours, je me demande si c’est encore une force, ou si ça devient une faiblesse. S’il faut que je m’y mette, à ça également.

Ca stupéfie Jean-Luc. Lors de nos échanges, il a toujours un temps sur la popote de la popol, sur les tambouilles de la gauche, les courants du Parti socialiste. Je décroche. Ca me fait comme un trou noir, mes idées se perdent dedans. « Tu en penses quoi ? il me sonde, des fois.
-Rien. »

Vraiment, je n’en pense rien. Ca me laisse froid, comme hors de moi.

« Mais tu ne peux pas, François ! Maintenant, tu ne plus jouer au plouc picard ! C’est fini Bourvil ! Tu es dedans ! » Ces moments-là, il me regarde comme un extra-terrestre, comme un mec à qui il manquerait un bout de cerveau. Ou il croit que je fais semblant.

« Et Jean-Luc Mélenchon ? »

Au « déj », la journaliste revient à la charge, avec des noms, des prénoms.

« Et Sophia Chikirou? »

J’évite, sans trop de souci : c’est trop bas pour moi, tout ça. La montgolfière de mon ego reprend de la hauteur, elle monte dans les nuages de l’Histoire, Lincoln, Jaurès, Roosevelt, voilà les noms que je veux bien citer, les destins que j’évoque volontiers. Puis je reviens à mon coin, à mes prénoms d’Amiens, Jacky, employé dans la logistique, levé à 3h du matin, et qui depuis cette année est passé dans le rouge, -50 €, -100 €, à cause de l’inflation, et d’une voiture qu’il a rachetée, pas chère pourtant, 1 500 € d’occasion, du coup, cet été, comme l’an dernier, ce sera sans vacances avec le fiston, et sans doute pas d’extra, pas une sortie à la mer, juste un MacDo et un cinéma…

Je m’efforce d’être ça.

Un pont, un point de passage, vers une France que le tout-Paris ne voit pas, où il ne va pas.

« Puisque vous parlez des vacances… » La journaliste revient à la charge : « La proposition d’Edouard Philippe, alors ? De raccourcir les congés de quinze jours, vous en pensez quoi ? »
Je ris : « En tout cas, chapeau ! Vous ne lâchez pas ! »

C’est indécent, parfois.

On vient de grimper trois étages, à Abbeville, dans un HLM. J’accompagne Martine, auxiliaire de vie, sous le Smic, qui soigne une dame pas si vieille, mais qui souffre d’Alzheimer. Le mari, ancien imprimeur, m’explique ses soucis. Qu’ils avaient acheté un camping-car, pour la retraite, pour voir du pays, mais que la maladie est arrivée et a tout empêché. Que lui ne peut pas s’absenter, même pour un tour à vélo, même pour des courses au supermarché, c’est compliqué, parce que dans l’appartement ça peut mal tourner. Que d’un côté il voudrait bien la mettre en Ehpad, et que d’un autre côté c’est quand même sa femme, et que de toute façon dans les établissements, il a déposé le dossier, il n’y a pas de place avant des années. Il a besoin de répit, de repos. Ca se voit. Je lui dis. Il le sait. A bout. Sur la corde raide.

Mais voilà, je suis suivi par des journalistes politiques, télé. Et ils osent la question : « Vous êtes plutôt Ruffin ou Mélenchon ? »

Le gars répond gentiment, que c’est des dirigeant proches des gens qu’il faut, mais j’interviens plus méchamment : « Qu’est-ce qu’on en a à foutre, de Ruffin et de Mélenchon ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre en général, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ici ? Un peu de décence ! »

***

Est-ce que, de pont, de passerelle, je suis devenu obstacle ?
Est-ce que je deviens une entrave à mon propre projet ?

J’ai fondé Fakir, il y a 23 ans, pour donner à voir, à entendre les femmes et les hommes ordinaires. A l’instar d’un Philippe Gavi qui, au lancement de Libération, voulait un « quotidien démocratique qui donnera la voix au peuple, aux ouvriers, aux grévistes, aux paysans », qui « ne parlera plus de ‘‘révolution’’ avec des stéréotypes, des idées toutes faites, des affirmations triomphalistes, mais avec toute la force explosive que la parole représente quand l’imaginaire et le réel se fondent avec les mots ».

Mais voilà : on parle de moi, maintenant, et plus des habitants.

J’occulte les vivants.

Dans ses Mémoires, Saint-Simon dresse raconte tout sur Versailles et les courtisans, sur comment être dans la lumière du Roi-Soleil, comment on passe dans la nuit du mépris, mais pas une seule page sur les paysans, sur les millions de paysans, oubliés, eux, négligés.

Les journalistes politiques sont les nouveaux Saint-Simon, avec la salle des Quatre colonnes comme Galerie des Glaces, le Bourbon qui remplace le Trianon. La vie des grands éclipse la vie des gens, relégués à l’arrière-plan, avec sur le devant les Macron, Le Pen, Roussel, Rousseau, le nouveau bébête show. Et moi dans le tas, désormais. Tous les jours, je reçois des alertes Google, des dépêches avec un bon quota de médisances, de rumeurs, de complots, d’isolement, de n’importe quoi, des formules qu’on m’invente, des engueulades imaginaires, des « off » qui se veulent assassins. Des bouts de phrases, de moi, tirées dans un sens, reprises dans un autre sens, tordues par des petites mains du « desk » pour me faire dire que… C’est comme une vie parallèle, un personnage qui porterait mon identité, mais un peu étranger. Je me suis habitué, ou j’essaie de m’habituer.

Je ne m’habitue pas, en revanche, et je ne veux pas m’habituer, à une France niée, aux Français oubliés par cette « politique », par ce mélange de people et de tiercé.

Comment on ne dégoûterait pas de la chose publique ?

Comment les citoyens ne s’éloigneraient pas de cette petite cour, de cette « bulle » ?

Comment ils ne diraient pas, à la fin : « Je n’aime pas la politique » ?

Parce que « la politique » apparaît comme une sphère à part, détachée du commun, une espèce d’Olympe mais qui pue, à bruits de casseroles et de blablas, qui ne les concerne pas. Et pourtant si, ça les concerne. Sur leur fiche de paie et leur feuille d’impôt. Sur les policiers et les hôpitaux. De la naissance de leurs enfants, maternités, sages femmes, à la vieillesse de leurs parents, à domicile ou en établissements, avec ou sans soignants. Et la fin de vie, politique elle aussi…

C’est de la faute, d’abord, d’accord, des politiciens, très largement : pouvoir qui s’exerce non plus par le peuple, pour le peuple, mais sans le peuple, voire contre le peuple.

Mais les journalistes politiques, ils ont leur part aussi, dans le désarroi. Dans cette démocratie qui ne tourne plus rond, ou en rond, dans le ronron.

Le pays va mal. Les âmes, les esprits vont mal. Les élections filent un sale coton.

Alors, je ne sais pas, je lance ça ici, comme une bouteille à la mer, parce que je crois dans l’humanité, dans toute l’humanité, même des journalistes politiques, qui ne sont pas bêtes, loin de là, il leur faut de l’intelligence, du talent, pour monter en moutarde des brouilles et des embrouilles : est-ce que le livre de Rachid, c’est pas une occasion pour que se rachètent les larrons ? Est-ce qu’il n’y aurait pas un colloque à mener, une vraie réflexion, de toute la corporation, sur comment s’est formée cette bulle et comment on la crève ? Pour refonder un autre journalisme politique ? Pour donner un rôle au « peuple », là-dedans, qu’il ne soit pas tenu à l’écart ?

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