« Je ne vais jamais voir les films que je dois critiquer, s’amusait Yves Gibeau, chroniqueur au Canard enchaîné. Ca pourrait influencer mon jugement. »
Il en est de même avec mon livre Itinéraire. Ma France en entier, pas à moitié, fort commenté et très peu lu !
Aussi, après une semaine de folie, d’emballement politique et médiatique, je m’en vais remettre les points sur les « i ».
J’ai, je le répète, un désaccord électoral et moral avec Jean-Luc Mélenchon, avec la direction de la France insoumise. Leur stratégie ouvre, selon moi, un boulevard au Rassemblement national, lui abandonne la majeure partie du pays, relève d’un choix de la défaite.
Mais ce désaccord, il faut le situer au bon endroit, sans injure ni calomnie, sans accusation inventée en clientélisme. Pour affronter la lame de fond du RN qui ne s’est pas arrêtée le dimanche 7 juillet au soir. Pour mettre à profit, du mieux qu’on peut, le répit, le sursis qui nous est offert. Pour gagner, demain, vraiment, pleinement.
Donc, reprenons, dans l’ordre.
1 – L’abandon de la France à moitié
Jean-Luc Mélenchon l’énonçait avec clarté, il y a huit jours encore : « Il faut tout faire pour la jeunesse et les quartiers populaires. Le reste, on laisse tomber ! C’est perdre son temps ! »
Est-on en accord avec cette ligne ? Considère-t-on qu’elle permette d’endiguer l’extrême droite, de la battre, d’être majoritaire ?
Voilà le débat, voilà la question.
Je l’ai posée à la Fête de L’Huma, à l’Agora : qui est d’accord ? Des travées, en chœur : « Personne ! » J’ai redemandé : « Sérieusement, qui ? On lève la main ? » Une dizaine de mains, timides, se sont levées, parmi des milliers. Bizarrement, personne n’en a fait les grands titres : « François Ruffin gagne son Congrès à la fête de l’Huma », moins sexy.
Quand la stratégie que je revendique n’est pas, jamais je ne l’ai demandé, de donner la priorité aux campagnes populaires, pas même de chercher des thèmes particuliers à la « ruralité », encore moins d’aller spécifiquement rechercher les électeurs du RN, mais simplement : « Il faut tout faire pour toutes les classes populaires. On ne laisse tomber personne ! Ce n’est jamais perdre son temps ! »
On me dit, pour défendre Jean-Luc, « C’est un propos lâché à la volée dans une manif ». Non : c’est une orientation affichée, théorisée, pratiquée par la FI depuis des années maintenant.
Quelques preuves :
Au lendemain des législatives, en 2022, alors que 89 députés Rassemblement national entrent à l’Assemblée, Jean-Luc analyse : « Les territoires qui ont voté RN n’ont jamais accepté la démocratie et la République. » Il essentialise ainsi des régions entières, le Nord-Pas-de-Calais, la Picardie, le Midi rouge, des terres qui ont élu des députés communistes et socialistes pendant un siècle… Et il ajoute : « Pour dénazifier l’Allemagne, ça a pris un demi-siècle alors bon… » Nous n’avions pas à lutter contre : seulement à prendre patience.
C’est la doctrine, que présente le livret « Qu’est-ce que la France insoumise ? » : « Tous nos efforts doivent être orientés pour obtenir une meilleure participation de la jeunesse et des quartiers populaires. » Et le reste, tant pis. « On laisse tomber », déjà en sous-entendu.
Jean-Luc en a fait une théorie : « La nouvelle France ». Quelle est-elle ? Qui sont-ils ? Ce sont, je le cite, les Françaises, les Français, nos concitoyens, qui « sont rassemblés dans les grands ensembles urbains », « le peuple des villes, des banlieues ». C’est-à-dire qu’il offre du peuple une définition spatiale. Et il y ajoute une base quasi-raciale, d’origine du moins : ceux « dont les parents sont immigrés », « les 25% qui ont un parent ou un grand-parent immigré ». Quant au reste, on comprend bien que c’est « la vieille France », moisie, rancie.
Ce week-end encore, lors de son meeting à la Fête de l’Huma, évoquant ce débat, sur les zones rurales, les bourgs, les sous-préfectures, il conclut : « Qu’ils y aillent ! Nous, nous nous occupons de la jeunesse et des quartiers populaires. » Comme si le reste du pays, plus âgé, moins métropolitain, était hors de la France, ou en tout cas hors de La France insoumise.
Durant la même intervention, il déclarait : « J’ai entendu dire, ici ou là, ‘la classe ouvrière’. Mais il est temps que quelques-uns sortent le dimanche : la classe ouvrière, notamment pour les tâches les plus pénibles, elle est racisée. »
Lui devrait sortir de Paris.
Car ces métiers, auxiliaires de vie, femmes de ménage, assistantes maternelles, caristes, camionneurs, vigiles, etc., qui forment le bataillon des classes populaires, ces métiers utiles, essentiels, de la deuxième ligne, pénibles, mal payés, mal considérés, ces métiers sont occupés par des racisés et non-racisés. En tendance, davantage par des racisés dans les métropoles et l’inverse en dehors.
C’est Annie et Jimmy, aide-soignante dans le Vimeu, éboueur à Abbeville. C’est Hassan et Jeannette, manutentionnaire chez Géodis à Gennevilliers et femme de ménage à l’Assemblée. Pourquoi les séparer, les trier ? Nous faisons tout, nous, pour les rassembler : qu’ils et elles puissent vivre de leur travail, et bien en vivre, pas seulement en survivre. Avec fierté, malgré les difficultés. S’appuyer sur le commun, sur l’immense commun.
Est-ce taire le racisme ? Le minimiser ? Non, pied à pied, jour après jour, sur le terrain, nous le combattons, j’y reviendrai, et pas dans l’entre-soi.
Je l’ai écrit, dix fois, cent fois, c’est une victoire que la gauche ait retrouvé droit de cité dans les cités. Et c’est avec fierté que je suis élu, à plus de 70%, des quartiers Nord et Est d’Amiens. De même, que la jeunesse diplômée des métropoles vote à gauche, qu’elles mettent un premier bulletin progressiste dans l’urne, c’est un ferment pour l’avenir.
Maintenant, j’ajoute : que fait-on de ceux qui manquent ? Et le reste ? « On laisse tomber. »
2 – Danger moral, électoral, et pour les quartiers
C’est un choix de l’abandon, et de l’abandon au Rassemblement national, qui est énoncé, théorisé, pratiqué ici par la première force de gauche. Elle qui devrait s’élever, partout, ne rien lâcher, ouvre au contraire un boulevard à l’extrême droite.
D’où, en effet, depuis deux années, ma colère.
C’est un désaccord moral, d’abord. « Perdre les ouvriers, ce n’est pas grave », disait le président Hollande. Mais si, pour nous, c’est très grave : ce n’est pas seulement perdre des électeurs, c’est perdre notre âme, c’est perdre le fil de notre histoire.
Aux législatives, 57% ont voté RN, contre 21% pour la gauche. Quand, en 1981, ils étaient 80% à voter François Mitterrand… C’est pire dans les hôpitaux, une hémorragie : chez les soignants, le vote RN a doublé en sept ans, 35%. Il a triplé chez les fonctionnaires territoriaux. Nous devons les ramener, les rechercher, tous les travailleurs, tous, sans distinction. Sur une base de classe, comme le fait la gauche dans sa tradition, et non selon une division, un tri du pays par les lieux d’habitation ou les origines.
C’est un désaccord électoral, ensuite. Comment être majoritaire demain, comment le prétendre ? Alors que, dans les urnes, nous un avons un trou démographique : chez les personnes âgées, de plus en plus nombreuses, et qui vont voter. Un trou géographique : dans les bourgs, les campagnes, les sous-préfectures, les communes de moins de 100 000 habitants. Un trou social : dans le salariat au-dessus du SMIC, qui se tourne plus volontiers vers Marine Le Pen.
Le choix, aujourd’hui, c’est de se renforcer là où l’on est fort, et non de combler là où l’on est faible. Et ainsi, les députés parisiens, de banlieue populaire, déjà élus au premier tour, sont encore mieux élus au premier tour ! 60% au lieu de 55%, super ! Tandis qu’on recule ailleurs. Ainsi construit-on des forteresses, certes, de solides bastions, mais autour le fossé s’élargit avec le reste du pays.
Comment ne pas voir la carte ? Dans ma Picardie c’était 0 député RN en 2017, 8 en 2022, 13 sur 17 désormais. Hors cœur des métropoles, je suis la dernière circo de gauche dans toutes les Hauts-de-France, idem pour mon camarade Dominique Pottier dans le Grand-Est. Plus rien, 0, wallou, dans l’ancien Midi rouge, intégralement RN. Il reste quelques irréductibles résistants dans l’Eure, la Seine-Maritime, la Dordogne, le Doubs.
J’ajoute un danger pour les quartiers : ils se retrouvent isolés, politiquement, du reste de la nation. Et non pas liés à toutes les classes populaires, travailleuses. Et non enveloppés au reste du pays.
C’est une erreur stratégique : le RN, par ses compromissions avec la Macronie, par son soutien à Michel Barnier, mais déjà durant les législatives par ses errements sur la retraite à 64 ans, par le ralliement de l’ultra-libéral Ciotti, le RN entre en tension avec sa base populaire. Une brèche s’ouvre. Nous devons l’élargir, y entrer. Et non baisser les bras avec fatalité.
3 – Double campagne
Qu’on les « laisse tomber », qu’on n’a « pas de temps à perdre » avec eux, les habitants le sentent, le ressentent. Ces silences, ces présences et ces absences, ces nommés et ces oubliés, sans faire de théorie politique, eux l’éprouvent comme un mépris. « La gauche, elle s’en fout de nous ! » Sans compter le ton, hargneux, rageux, « la violence de la parole », qui ne passe pas.
Dans une interview à La Republicca, interrogé sur les thèmes sociaux pour parler aux électeurs populaires, abstentionnistes ou RN, Jean-Luc s’emporte : « Nous passons notre temps à le faire ! Le SMIC à 1600 euros, rétablir les maternités, ouvrir les écoles ! Mais ça ne suffit pas, ça ne marche pas ». Lui qui a si bien théorisé le rôle des affects en politique ! Lui qui, dans les quartiers populaires, sait toucher les cœurs, la corde de la dignité, au-delà du matériel ! Les gens n’attendent pas un catalogue de mesures mais, pour le dire simplement, ils veulent être aimés, représentés, incarnés. Qu’on prononce leur prénom, leur métier, leur localité même, soyons fou. Qu’à partir de leur existence, on sache exprimer la beauté, la fierté. Qu’avec des mots simples, humains, ils se disent : « je compte, un peu ». Des marques d’affection, de reconnaissance. Mais non, ils devinent que ce n’est pas le cas.
Les militants sont alors envoyés au porte-à-porte comme des pious-pious au casse-pipe, eux rament face aux vents contraires qui soufflent depuis Paris. Du coup, « Mélenchon Premier ministre », en 2022 comme en 2024, c’est un repoussoir, un épouvantail. On se prend des murs. Des portes qui claquent. C’est violent. D’autant plus violent quand, dans une soirée, l’expérience est répétée cinq fois, dix fois, vingt fois. Face à l’obstacle, on ruse, forcément, on contourne.
D’où la double campagne, déjà décrite dans Je vous écris du front de la Somme (2022) : « Cette tension, ma circo en offre un reflet, un cas chimiquement pur. À la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon arrive en tête à Amiens, avec plus de 30 %. Il caracole dans les quartiers, plus de 60 %. Mais il plonge ici, à Flixecourt, à 15 %… là où Marine Le Pen grimpe à 45 %. Après mille mini-ressentis, cent interpellations, nous avons mené deux campagnes : une avec Jean-Luc, et l’autre sans. Dans les immeubles d’Amiens-Nord, auprès des racisés, notre tract de base, avec JLM, c’était le succès presque assuré, son nom servait de passe-partout, une icône, l’étendard d’une dignité retrouvée. Mais dès qu’on s’éloignait, dès qu’on s’adressait à du populaire blanc, pour le dire avec un euphémisme, cette affection n’était guère partagée, ça coinçait, un verrou, et mieux valait le gommer de nos affiches, l’effacer de nos documents. »
Cette double campagne, bien d’autres députés l’ont pratiquée : « JLM dans les cités, en retrait dans les zones pavillonnaires. » Une double campagne non pas sur la ligne, sur les propositions, seulement sur avec ou sans JLM.
Durant deux ans, nous avons bien sûr tiré l’alarme quant à ce décrochage, immense. J’ai alerté en réunion de groupe, par des courriers, etc. Sans succès. Dès lors, le gros souci s’est transformé en obstacle, majeur, cette année. Et nous le devinions tous.
Comme je le conclus dans Itinéraire, cette adaptation au terrain, à ses réactions, à ses accords comme ses refus, selon le lieu d’habitation, ça a créé une gêne, une honte. Le sentiment – le mot est sorti dans une discussion informelle, entre militants en 2022 – de « mener une double campagne, à l’adresse, quasi au faciès ».
Mes habitudes de journaliste, d’un rendu « cash » du réel, d’une transcription brute des propos. Et qui détonnent en politique, qui se paient parfois cher…
(Depuis la semaine dernière, je reçois des témoignages de ce genre :
« Candidate suppléante, nous avions décidé avec le candidat de refuser la tête de Mélenchon sur les affiches électorales, et nous avons fait nos propres tracts sans sa tête car il était trop clivant dans notre Circo à moitié rurale. Nous n’avions pas les moyens de financer des professions de foi sans la tête de Mélenchon…
Donc oui, à LFI, nous avons décidé d’avoir un matériel différent car Mélenchon passe mal dans la ruralité. »
Puis : « Comme je suis insomniaque, j’ai fini votre dernier livre cette nuit. A partir de la page 128, j’ai pleuré car vos difficultés à faire campagne à cause de l’image de LFI et les sorties médiatiques de Mélenchon, je les vivais chaque jour durant la campagne dans cette circo.
Merci pour votre témoignage. »)
4 – Virer à droite ?
Quand C-News et Pascal Praud disent du bien de vous, c’est sûr que ça inquiète ! C’est sûr, aussi, qu’ils n’ont pas lu Itinéraire. Ainsi, noir sur blanc sur la campagne présidentielle de 2022 : « Jean-Luc a servi de « bouclier anti-Zemmour », et tant mieux. Il faut se rappeler le début de campagne, à l’automne 2021 : le candidat d’extrême droite grimpe dans les sondages, il attaque les musulmans de front, avec ses histoires de prénom, de rémigration, il inquiète pour de bon… Jean-Luc se présente comme un rempart, il lui pose un « stop », et il a raison. »
Quand François Hollande me flatte faussement, c’est pareil : il n’a pas lu ! Car mon essai l’étrille bien plus que Jean-Luc Mélenchon :
« Avec le rapport Terra Nova, le Parti socialiste dit, écrit enfin, ce qu’il pratique depuis trente ans ! Et ça énonce, en creux, notre ligne : être un anti-Terra Nova, ne pas abandonner les ouvriers au Front national.
– Et d’après toi, François Hollande s’en est inspiré ?
– J’ignore s’il avait besoin d’inspiration pour ça, pour aller de lâcheté en lâcheté. Il lui suffisait, je crains, de suivre le sens du vent… Ou son tempérament. »
Je sais où j’habite.
J’ai la chance de n’être « entré en politique » que passé la quarantaine, avec du temps avant, avec des années pour me forger, par mes lectures, mes rencontres, mes reportages. Et quand j’écris, ou m’écrie aujourd’hui, c’est avec cette fidélité : ma famille, c’est la gauche, mon pays, c’est la France.
Pour ceux qui redoutent, ou qui espèrent secrètement, que je glisse à droite, à l’extrême droite… Quand je défends les usines de Picardie, quand on sauve Métex dernièrement, avec qui je fais ça ? Avec Samir Benhyahya, délégué CFDT, franco-marocain. Et c’est ensemble qu’on vire les élus et militants RN du parking. Et si Marine Le Pen entre à l’Elysée, sa priorité, c’est que Samir, que les bi-nationaux n’aient plus de mandats syndicaux.
Quand je défends les agentes d’entretien, les assistantes maternelles, les accompagnantes d’enfants en situation de handicap, ces travailleuses cumulent les fragilités : femmes, populaires, et pour beaucoup d’origine étrangère. Que nous rassemblons pour faire cause commune.
Quand, auprès des Whirlpool, nous montrons Jeff Fettig, leur PDG américain, et son château moderne au loin, quand nous listons les 500 Fortunes, leur patrimoine qui explose, la fête des dividendes, c’est pour que les salariés ne s’en prennent pas aux immigrés, aux réfugiés, à plus pauvre qu’eux, mais qu’ils cherchent ailleurs, plus haut, la cause de leurs malheurs.
Depuis Marx et ses textes sur les ouvriers anglais et les ouvriers irlandais, nous savons que le racisme est un outil de la bourgeoisie, une barrière dressée pour diviser. Et qu’il nous faut le combattre, pour aider – comme dirait le vieux Karl – à « l’unité de classe ».
Quant à glisser vers le Parti socialiste…
Certes, le PS d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier, les plus droitiers en sont partis, ont rejoint la Macronie. Mais j’ai à l’esprit Maurice Kriegel-Valrimont, un de mes héros, haut dirigeant de la Résistance, député et membre du Parti communiste, puis limogé par le Parti communiste, et qui toujours se refusa à entrer chez les socialistes : « Ce ne sera jamais le moteur de l’histoire. »
Et à la limite, mon principal reproche à Jean-Luc Mélenchon : via sa « Nouvelle France », il renoue avec ses années Mitterrand. Il fait du Terra Nova, qui proposait, pour rappel, de ne plus contester au FN de larges pans de la classe travailleuse, et de forger « une nouvelle coalition : 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités et les quartiers populaires. » Lui le fait, il est vrai, avec une autre tonalité, moins mielleuse, moins sirupeuse, plus brutale. Un ton, « plus-radical-que-moi-tu meurs », le bruit et la fureur, qui rouvre un espace au centre-gauche, quand avec une force tranquille la FI pouvait assurer une tranquille hégémonie.
5 – La joie à la Fête de l’Huma
Un mot, enfin, sur la Fête de l’Huma : ce fut, sans blaguer, une excellente journée, loin du récit médiatique. Des débats sur le stand du Cher, de Picardie debout ! avec Charlotte Girard, de SOS-Racisme sur « luttes sociales et antiracistes sont-elles ‘irréconciliables’ ? » Et même à l’Agora, j’ai aimé ça. Même les quelques huées, qu’on ne croie pas que ça me blesse, me vexe. Ca me plait, de débattre, de se houspiller, loin de l’entre-soi, loin des monologues d’une heure sans contradicteur.
Quand j’ai porté le protectionnisme, il y a quinze ans, les barrières douanières et les taxes aux frontières, ce fut houleux lors des réunions à gauche : on me traitait de rouge-brun. Aujourd’hui, c’est dans le programme partagé de la gauche.
Merci patron !, les premières projections, les purs et durs ont jugé que ce n’était pas un vrai film militant, que les Klur étaient « utilisés », que ça ne marcherait jamais. On a fait 600 000 entrées, un César à la clé, et pour plein de gens, de la joie, de l’envie, du baume au cœur.
Je me suis fait huer à Nuit debout !, à la Bourse du Travail, quand j’ai proposé la jonction avec les syndicats…
Quand j’ai traversé la France des Gilets jaunes, comme élu, de gauche, c’était avec l’assurance de, parfois, me faire chahuter, rentrer dedans.
Et dans ma circonscription, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, avec parfois des prises à partie, des confrontations…
J’aime ça, même.
Et franchement, mon sentiment, pour qui regarde le débat en entier : au fil de l’heure, j’ai convaincu la salle, largement, il me semble, mes arguments ont porté, fait changer.
C’est mon devoir, d’où je parle, depuis ma ligne de front, de secouer mon camp, de le remettre en cause, de ne pas toujours gagner à l’applaudimètre.
***
Je lis dans la presse que « François Ruffin est attaché à la France rurale industrielle ». Non, je suis attaché à la France, tout court. Attaché à ce qu’on ne « laisse tomber » personne, aucune France populaire, ni rurale ni urbaine.
Indirectement, ce week-end, on m’a proposé un « deal » : à la FI, à Jean-Luc, les quartiers populaires et la jeunesse, à moi les ouvriers des campagnes. Une « répartition du travail politique ». Je m’y refuse. Je ne souhaite pas ça. Il nous faut porter un projet pour tout le pays, et non pour des tranches, des fragments, des segments. Un travaillisme à la française, porté vers un horizon commun, évoqué dans mon bouquin.
Depuis deux ans, je n’ai cessé de proposer :
- Réactiver, avec constance, à tout moment, le conflit bas-haut, vertical, pour combattre les divisions horizontales dans le peuple. Redoubler d’imagination politique, culturelle, artistique, statistique pour montrer ceux qui se gavent là-haut.
- Contrer le discours sur l’« assistanat », très fort dans le salariat installé, « nous on a droit à rien », par l’affirmation puissante d’un retour à des droits universels plutôt que des droits sous conditions avec des cases à cocher.
- Héroïser les nouveaux métiers populaires (l’AVS au féminin, le cariste au masculin) comme le PCF l’avait réalisé pour les métallos et les mineurs, dans l’après-guerre par des affiches, des photographies, des films, des reportages, des campagnes, des vis-ma-vie, des discours à la tribune de l’Assemblée, etc. « Vous tenez le pays debout ! »
- S’adresser au contenu réel de leurs métiers : statuts, horaires, conditions, plutôt que d’en rester à des abstractions, à des généralités, ou à la hausse du SMIC comme alpha et oméga ;
- Rendre l’écologie populaire en la liant au travail, par le travail immense, gigantesque, que réclame la transformation écologique. Faire des métiers nécessaires (couvreur, zingueur, réparateur), des héros de cette transition.
Voilà quelques exemples, loin d’être exhaustifs, pour le fond.
Et pour le ton : l’évidence, le bon sens, plutôt que la « radicalité ». Ainsi, une taxe sur les dividendes n’a rien de radical : c’est du bon sens. Idem pour l’indexation des salaires sur l’inflation. Ou la fin des contrôles d’identité.
Et par une implantation, au plus près des gens : moins de riposteurs sur Twitter, plus d’engagement aux Restos du cœur !
Sur la méthode : ce choix du « laisser tomber », qui en a discuté ? Dans quels lieux cette ligne fut-elle débattue, amendée ?
Je regrette juste, et très fortement, qu’il n’existe aucun espace, à gauche, pour débattre de notre ligne. Aucun Congrès, aucune Convention, aucune Assemblée, pour en décider ensemble. Car le « tout faire pour la jeunesse et les quartiers populaires, le reste on laisse tomber, c’est perdre son temps ! », c’est suicidaire. C’est un cadeau géant à Le Pen, Ciotti et les autres. En leur cœur, en silence, ils disent merci.
Enfin :
Pour ma part, je considère cette parenthèse stratégique close.
Je retourne à l’essentiel pour moi : les gens, qui me portent. Les gens, que je porte.
Que je porte à l’écran dans notre dernier film, avec Gilles Perret, « Au boulot ! ». Dès cette semaine, la tournée démarre et je serai heureux de vous rencontrer, d’échanger.
J’entame une traversée de Ma France en entier et pas à moitié !