Monsieur le Premier ministre,
« Je suis en colère. »
C’est la première phrase de votre livre, que j’ai lu ce week-end, Le Prix de nos mensonges. Eh bien moi aussi, à vous lire, je suis en colère. Contre vous. Parce que nous ne payons pas seulement le prix de vos mensonges, nous payons aussi le prix de vos fautes, à vous et aux vôtres, à votre élite.

Je suis en colère, mais je vais m’expliquer calmement.
Les grandes absences
Je suis en colère parce que vous mentez.
Dans votre essai, vous faites avec « les Français » un gros paquet. Et de même avec « les retraités », que vous considérez tous comme une « génération aisée ». Pas de riches, pas de pauvres, pas d’ouvriers pas de rentiers… et donc, pas d’inégalités.
« Les groupes du Cac 40 n’ont jamais été aussi généreux avec leurs actionnaires », viennent d’annoncer Les Echos. L’article poursuit : « Les dividendes atteignent de nouveaux records ! », et cocorico : « Les entreprises tricolores ont une nouvelle fois été les premières contributrices à l’échelle européenne. » C’est un souci, même pour des libéraux. Christine Lagarde, ancienne ministre de Nicolas Sarkozy, présidente de la Banque centrale européenne, constate que « depuis des décennies, le capital a été mieux rémunéré que le travail. » Eric Lombard, alors directeur de la Caisse des dépôts, aujourd’hui ministre de l’Economie, regrette « les excès du capital » : « Lorsque j’ai commencé ma carrière professionnelle, le taux de rentabilité du capital admis correspondait environ à 7%. On considère désormais que 15% de rentabilité est la règle. Cela a conduit à une concentration de richesses qui choque à juste titre. » Et en effet, les richesses se concentrent.
À la naissance du classement Challenges, il y a trente ans, en 1996, les 500 Fortunes françaises pesaient l’équivalent de 5% du PIB. C’était 20% à l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir.
C’est aujourd’hui plus de 45%…
De tout cela, dans vos 191 pages, pas un mot : « dividendes », « actionnaires », « profits » ne figurent pas dans votre livre. Pourquoi ? Parce que la répartition des richesses dans notre pays, vous n’y toucherez pas. Parce que, plutôt qu’à vos amis, à vos alliés, vous préférez vous en prendre aux salariés, à leur « semaine de 35 heures », à leurs « jours fériés », et surtout, surtout, on y reviendra, à leur « rêve d’une retraite trop tardive ».
La mondialisation, de même, n’est pas évoquée.
C’est presque un exploit, là. Les Etats-Unis, avec Joe Biden déjà et son IRA, aujourd’hui avec Donald Trump et ses taxes aux frontières, bouleversent le train-train commercial. Et qu’en dites-vous ? Rien. Plus que jamais, la Chine déverse sur l’Europe ses produits, sidérurgie, chimie, photovoltaïque, automobile. Mais là encore, c’est le grand silence… et vous prétendez diriger la France !
Pourtant, à quoi avons-nous assisté, durant la crise Covid, alors que vous gouverniez, alors que vous étiez en première ligne ? Nous étions dépourvus de gel, de respirateurs, de masques, de médicaments, de surblouses. Nos soignants revêtaient des sacs-poubelle ou des toiles de jardins en provenance de Gamm’Vert. Nous attendions sur le tarmac les conteneurs en provenance d’Asie, quelle humiliation ! Quelle leçon en tirez-vous ? Aucune. Pas une ligne dans votre ouvrage.
Quarante années de libre-échange ont ruiné notre industrie, presque tout est parti. C’est notre souveraineté perdue. Ce sont des millions d’emplois détruits, des familles ouvrières, populaires, qui ont subi des traumatismes en série : « Quelle est notre place ? Quelle est la place pour nos enfants ? » Et qu’en dites-vous ? Rien. Pas de colère, ici. Parce que cet ordre du monde vous convient, à vous et aux vôtres. Parce que vous l’avez décidé, dessiné, depuis quarante ans.
« La démocratie est merveilleuse » mais…
A cette orientation, les Français ont clairement dit « non » il y a vingt ans maintenant, nous en fêtons l’anniversaire. A 80% pour les ouvriers, 71% pour les chômeurs, 67% pour les employés, très conscients, manifestement, du mal que leur faisait, que leur fait toujours, cette « concurrence libre et non faussée », cette « libre circulation des capitaux et des marchandises ». Sur ce suffrage populaire, très clair, vous, votre élite, s’est assise superbement. De ce 29 mai 2005, du message délivré, vous ne dites pas un mot dans votre livre… et pourtant, vous prétendez gouverner par référendum !
Car oui : vous consacrez un chapitre à « la démocratie est merveilleuse ».
Mais quelle démocratie ?
Les Gilets jaunes, qui sont sortis par millions sur les ronds-points, qui ont protesté chaque samedi dans les rues, surtout contre le « roi Macron », mais contre votre politique aussi, les Gilets jaunes, à qui vous avez envoyé les gaz lacrymos et les bulldozers, les Gilets jaunes n’apparaissent pas, même pas cités. Comme s’ils n’avaient pas existé. Comme s’il ne s’agissait pas d’une crise démocratique majeure. Vous n’en tirez aucune leçon, là encore.

Pas plus, d’ailleurs, que des manifestations sur les retraites, absentes elles aussi de votre récit.
Qu’avez-vous à dire, dès lors, sur la démocratie ?
Vous geignez. Vous geignez sur le sort des pauvres dirigeants que vous êtes, snif snif. Comme quoi il y aurait trop de « transparence », et vous consacrez cinq pages, cinq pages !, à la HATVP, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique ! Cinq pages, une centaine de lignes, c’est dix fois plus que pour « l’école au cœur de la promesse républicaine » ! Huit fois plus que pour « la question environnementale » et les « dérèglements climatiques » (seize lignes au total) ! Mais c’est toujours mieux que pour le logement : trois millions de demandeurs en ce moment, les loyers trop élevés qui mangent 30% du budget des ménages, et là-dessus, pas un passage !
A la place, vous geignez sur vous-même, sur notre démocratie, comme quoi il y aurait trop d’« horizontalité ». Les décideurs ne pourraient pas décider, et qu’on en soit averti : vous, comme chef de l’Etat, vous trancherez « avec autorité ». Alors que le présent président a imposé sa retraite à 64 ans contre 80% des salariés, contre deux tiers des Français, contre tous les syndicats unis, et sans un vote à l’Assemblée… et ça manque, vous trouvez, de « verticalité » ? Alors que, durant le Covid, vous avez, du jour au lendemain, ordonné que les citoyens s’enferment à leur domicile, que les parcs soient interdits, que toute sortie soit justifiée par un papier, et pas à plus d’un kilomètre, et pas le droit de se tenir à moins d’un mètre, alors que vous avez décrété des couvre-feux à 19 h, à 21 h, à 20 h… un arbitraire qui a duré des mois. Faut-il se préparer à ce qu’il dure des années ?
Au fond, selon vous, « la démocratie est malade » parce qu’il y a trop de démocratie. C’est l’inverse, d’après moi : notre démocratie est malade parce que, sur l’essentiel, depuis quarante ans, nos dirigeants dirigent sans le démos, et même contre le démos
Le « courage » d’être impopulaire
Et vos modèles n’ont pas de quoi rassurer : vous citez « la révolution thatchérienne du début des années 80 » et les « réformes Schröder du début des années 2000 ». Vous invitez à « prendre des mesures difficiles et nécessaires quand les temps changent », à « engager les réformes indispensables à notre compétitivité future », « y compris au prix de l’impopularité ». On croirait du Alain Juppé ! Peut-être même du Raymond Barre… Voilà votre modernité !
Comme si c’était novateur, original, cette « impopularité » : tous les gouvernants, depuis des décennies, trouvent le « courage » de gouverner contre le peuple, c’est-à-dire contre les infirmières et les caissières. Et ils trouvent le formidable « courage », également, de dorloter les fonds de pension et les marchés financiers. Le courage d’être forts avec les faibles et faibles avec les forts. François Hollande l’a trouvé, ce courage, avec sa loi Travail, avec le gel du Smic, avec le pacte de compétitivité, avec les vingt milliards d’euros de son crédit d’impôt. Nicolas Sarkozy l’a trouvé, lui aussi, ce « courage » d’un paquet fiscal, cadeau aux plus fortunés, et de la retraite repoussée pour les salariés. Et Edouard Balladur, et Pierre Bérégovoy, et Pierre Mauroy en 1983, le « courage » toujours de flexibiliser le travail, de baisser l’impôt sur les sociétés, passé de 50% à 25% (taux affiché), et d’offrir des « sacrifices » au Minotaure-Capital…
La faillite de nos élites
C’est étrange à quel point, dans votre livre, il n’y aucune idée neuve. A quel point vos pages sentent le daté, l’usé, le renfermé. A quel point vous prenez des grands élans de « colère », de « courage », de grandes phrases, pour énoncer au final des banalités. C’est bizarre parce que vous êtes intelligent, à n’en pas douter. Parce que vous avez pris du recul, parcouru la France. Parce que le monde est en crise, politique, géopolitique, climatique, et que l’affronter réclame de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. Et vous n’avez à offrir que ce laborieux brouet…
Même sur l’international, auquel vous consacrez cinquante pages, mais pour dire quoi ? Qu’il vaudrait mieux s’entendre avec ses voisins, l’Algérie, la Turquie, la Russie, même si l’on doit froncer les sourcils. Qu’il nous faut reformer le couple franco-allemand, à la condition qu’on s’impose de la rigueur budgétaire. Que la France doit s’allier avec les Européens, et discuter avec le « Sud global », pour rouvrir un espace entre les Etats-Unis et la Chine. La seule touche un rien personnelle, c’est sur l’AFD, l’ « Agence FRANCAISE de Développement » : vous écrivez « FRANCAISE » en majuscules, pour bien souligner qu’ « elle utilise l’argent des Français et donc elle doit servir les intérêts des Français ». Soit.
Je me suis interrogé, vraiment : comment se fait-il que votre prose soit aussi creuse ? Vos propositions aussi faibles ?
Je sais : vous êtes à l’image de nos élites en faillite. Qui ne correspondent plus à notre monde. Dont le « logiciel » – pour parler comme elles – est périmé.
Vous avez fait l’Ena, bravo. Vous avez fréquenté les « young leaders » de la French American Foundation, et le groupe Bilderberg. Vous avez adhéré, dans votre jeunesse, au Parti socialiste quand il dominait, puis vous avez rejoint la droite, le RPR, l’UMP, les LR, avant d’entrer à Matignon auprès d’Emmanuel Macron. Vous êtes l’incarnation du « Cercle de la raison », qui mène la nation depuis un demi-siècle. Si notre « pays recule », comme vous le dites, s’ « il est bousculé, contesté, et même parfois humilié », c’est de votre faute, à vous et aux vôtres, qui avez tout choisi, tout décidé, Accords du Gatt, OMC, Traité de Maastricht, élargissements européens. Vous qui avez répété, durant des années, que l’industrie, c’était passé, dépassé, « has been », que ça puait et ça polluait, qu’il fallait se tourner vers les services. Vous qui avez livré Alstom, Alcatel, Arcelor, Péchiney, Technip, tous nos fleurons, aux financiers étrangers. Vous qui radotez, de Washington à Bruxelles, « concurrence, compétitivité, marché ». Et même dans le naufrage, vous continuez de radoter. Vous n’êtes plus fichus d’inventer. Vous n’êtes plus adapté à notre temps.
Nous payons le prix de vos choix d’hier, de vos fautes. Les échecs que vous décrivez, la déchéance de la France, vous êtes l’acteur et le complice. Et c’est contre les vôtres, contre vous-même, que vous devriez diriger votre colère. Mais surtout : il n’est pas question que l’on vous confie l’avenir.
(Je veux dire, par parenthèse, que je ne suis pas hostile aux élites en soi : dans ma conception, même, il en faut, des éclaireurs, tirant vers le haut. Mais l’élite d’aujourd’hui, et du dernier demi-siècle, oui, je la méprise : elle s’est servie plus qu’elle n’a servi. Nous avons besoin d’une élite qui partage : là, au contraire, elle accapare. Nous avons besoin d’une élite qui protège : là, au contraire, elle a livré le pays, le peuple, à la grande tempête de la mondialisation.)
Retraite, travail, fiscalité : les mères des batailles
J’en viens, j’ai gardé pour la fin, votre grand combat, votre dada : la retraite.
Ce sera 67 ans.
Et par « capitalisation ».
Une « capitalisation obligatoire ».
Rien de nouveau, là encore : à droite, dès les années 80, l’idée est rabâchée par Jacques Chirac, Alain Madelin, Edouard Balladur, et surtout par les assureurs…
Quel en serait le taux ? 1 point ? Plus ? Moins ?
Mais alors, ce prélèvement obligatoire, pourquoi serait-il acceptable pour la capitalisation, et pas pour la répartition ? Pas pour les cotisations ?
Pour rappel : la hausse des cotisations de 0,15 point par an pendant six ans, soit 15 € par mois pour un salaire au niveau du Smic, et le système est sauvé jusqu’en 2032.
Vous ajoutez que cette capitalisation va « financer plus efficacement l’économie française ». Où est le gros de la gigantesque épargne nationale ? Chez les personnes âgées. Qui, elles, ne seront pas taxées. Dont le patrimoine accumulé ne servira donc toujours pas à « financer l’économie française »…
Vous avez compris que je m’y opposerai.
Mais au-delà : repousser la retraite ne fait pas un projet.
Du travail, vous ne dites rien. A l’entrée, ce sont des millions de jeunes qui galèrent de stages en apprentissage, d’Intérim en CDD, parfois durant des années. A la sortie, ce sont des séniors poussés dehors, ce sont des troubles musculosquelettiques et des maladies psychiques endémiques, ce sont 100.000 inaptitudes par an, un nombre qui a doublé en une décennie. Bien vivre de son travail, et bien le vivre : qu’en dites-vous ? Rien.
Du coup, comme tous les politiciens qui se refusent à améliorer le travail, et comme le patronat depuis toujours, vous dégainez la solution : l’immigration choisie. Et que les « besoins de médecins, d’aide-soignants, d’assistants de puériculture, d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers agricoles, de cuisiniers » soient comblés par l’arrivée d’immigrés, triés, sélectionnés pour notre marché du travail. C’est une logique que je refuse. Nous devons former les gens ici, et leur offrir derrière salaires, horaires, carrières, avec stabilité. Nous devons intégrer les étrangers présents sur notre territoire, et leurs enfants, qu’ils trouvent des places en formation et dans nos entreprises. Pas faire nos courses dans les pays du sud, comme jadis au Maroc, en Algérie, en Tunisie, pour nos mines ou nos usines automobiles.
Surtout, nous devons permettre aux Français, aux Françaises, d’avoir les enfants qu’ils souhaitent. Les couples désirent, en moyenne, 2,3 enfants, et n’en réalisent que 1,6 : ce fossé, qu’en dites-vous ? Rien. Chez les salariés qui repoussent l’arrivée d’un bébé, la première cause énoncée, c’est – à nouveau – « le logement ». La deuxième, « le manque de moyens ».
Et pas un mot sur les impôts. C’est la mère des batailles, pourtant, à mon sens, la fiscalité : comment, sans ça, retrouver un Etat fort ? Comment cautériser notre déficit chronique ? Vous les avez, vous, baissés comme jamais, pour les plus fortunés et pour les grandes sociétés : Impôt sur la Fortune supprimé, exit l’exit tax, flat tax instauré, l’imposition sur les bénéfices baissée, et j’en passe par dizaines de milliards. A tel point que les firmes paient nettement moins que le boucher du coin, et les milliardaires moins que l’ouvrière. Qu’en ferez-vous ? Votre silence est un programme : vous ne toucherez ni aux méga-profits, ni aux hyper-dividendes de vos amis.
Vous œuvrerez à l’Elysée comme à Matignon : pour servir les nantis plus que le pays.
***
Bon, allez, je fais un effort.
Je veux terminer sur du positif.
Je suis d’accord avec vous sur la proportionnelle inutile. Sur l’explosion normative. Sur la judiciarisation. Sur l’islam, dont vous ne faites pas une obsession, tout en « luttant, pied à pied, contre les obscurantismes ». Et je trouve, enfin, votre passage sur l’Aide sociale à l’enfance juste et habitée : « Seuls 12% des enfants placés ont leur bac, et seuls 1% suit des études supérieures, et près d’un quart des SDF nés en France sont d’anciens enfants placés. Nous admettons qu’il existe en France une politique publique qui, n’ayons pas peur des mots, broie des destinées. C’est une honte nationale. Personne, pas même l’Etat ou les autres collectivités, ne leur porte secours avec efficacité. La protection des enfants, leur épanouissement, leur éducation, leur santé, y compris psychique, l’accompagnement de leurs parents, devrait être, demain, une grande cause nationale. » C’est le seul endroit de votre texte où, derrière la page, derrière la plume, j’ai senti une âme vibrer, un esprit humaniste. Enfin, une saine colère.
Bien à vous,
François Ruffin.