« La semaine dernière, j’ai encore cueilli des mirabelles, ici, et le samedi nous avons vendu ces fruits sur le marché de Strasbourg. » C’est Philippe, un agriculteur, qui me racontait cela sur une colline de Kolbsheim, en Alsace. Mais derrière lui, on ne voyait plus de mirabelliers ni de cerisiers ; juste des arbres coupés, des souches arrachées. Lorsque nous nous taisions, nous n’entendions aucun chant, ni le pic cendré, ni l’alouette des champs ; seulement le bruit de la tronçonneuse, le grondement des pelleteuses. Sur ces terres, bientôt, c’est du béton qui coulera : une autoroute, une de plus, où passeront les camions.
Des matraques et du béton
Aux habitants, à Mme la pasteure, qui s’opposent à ce chantier, votre Gouvernement a envoyé les policiers, des grenades, des hélicoptères, des rayons infrarouges. C’est facile, lorsqu’on dispose de la force, de la force armée : on peut écraser les opposants – et même, parmi ceux-ci, des élus –, ne leur témoigner aucun respect. De colère, de rage, d’impuissance, le maire de la commune en a brûlé son écharpe tricolore. Même une députée de votre majorité, ici présente, Martine Wonner, s’est faite gazer parce qu’elle refusait la toute-puissance de l’État-Vinci, parce qu’elle défendait ses engagements malgré le Gouvernement !
« Ne faites pas ça ! »
Dans le TGV, au retour de Strasbourg, je me suis souvenu d’un mythe antique, celui d’Érysichthon.
Je ne sais pas si vous le connaissez, monsieur le ministre : c’était un roi grec, en Thessalie. Les habitants avaient consacré une forêt à Déméter, la déesse des moissons, avec au milieu, un chêne magnifique. Les nymphes, les dryades dansaient à l’ombre de ses branches. Érysichthon l’a vu et s’est dit : « Ah, ce bois-là, j’en ferais bien du plancher pour mon palais ! » Il a distribué des haches à ses serfs, qui renâclaient. Déméter est intervenue en personne : « Ne faites pas ça ! » Les serfs ont pris peur, ils ont voulu fuir.
Érysichthon a alors tranché la tête d’un paysan puis a abattu lui-même le grand chêne, malgré le sang qui coulait comme de la sève, malgré la voix qui en sortait, qui promettait un châtiment. Déméter s’est alors vengée. À Érysichthon, elle a envoyé la faim : la faim est entrée dans son corps, la faim a hanté son cerveau ; la faim, la faim, la faim, comme une obsession, une faim que plus rien ne pouvait rassasier. Il a vidé son frigo, il a avalé ses troupeaux, il a dévoré ses chevaux, il a revendu son château mais il mourait de faim, toujours et encore.
Il a marchandé sa fille aussi, il l’a prostituée, mais elle s’est échappée, est revenue auprès de son père. Celui-ci l’a bradée à nouveau, sur le marché aux esclaves. Ce roi déchu, on l’a retrouvé, dans la rue, demandant l’aumône, ruiné, mendiant pour se procurer quelques aliments. Mais la faim, la faim, la faim, le brûlait encore, jusqu’à ce qu’il se dévore lui-même, selon Ovide. Je cite le poète : « Il déchira lui-même ses propres membres. Il se mit à les arracher en se mordant et le malheureux se nourrit de son corps en le mutilant. »
Dommage qu’Érysichthon porte un nom aussi imbitable, aussi difficile à retenir, avec un y et deux h, comme pour marquer des points au Scrabble, parce que c’est le plus écolo des mythes, un mythe à la fois millénaire et moderne !
Vinci, préfets, tribunaux, des Erysichthon modernes
Les mirabelliers de Philippe, à Kolbsheim, c’est le grand chêne de Déméter hier. Les gens du coin se rassemblent autour, comme jadis les serfs : « Non, non ! Ce n’est plus de ça que nous voulons ! »
Face à eux, ils ont tous les Érysichthon modernes, tous les Érysichthon en costume, tous les Érysichthon à millions, les Érysichthon de Vinci, les Érysichthon préfets, les Érysichthon magistrats, l’Érysichthon de l’Élysée, qui applaudit le grand projet, l’Érysichthon de l’écologie, qui s’en lave les mains, avec toute l’arrogance de sa lâcheté – « Le projet est déjà lancé », déclare-t-il –, l’Érysichthon de l’agriculture, qui se tait mais que je veux bien entendre sur ce projet.
Et, de même, tous les Érysichthon se régalent à Gonesse avec l’EuropaCity d’Auchan et ses 300 hectares, à Roybon avec un Center Parcs et ses 110 hectares, à Montpellier avec le Decathlon des Mulliez et ses 20 hectares, à Toulouse avec Val Tolosa et ses 44 hectares, à Saint-Etienne, avec 500 hectares. Partout, des gens se dressent : « Non, non ! Ce n’est plus de ça que nous voulons ! »
Vous connaissez ce chiffre effrayant : tous les dix ans, la France perd l’équivalent d’un département de terres agricoles, « artificialisé », nous dit-on. C’est un euphémisme : « artificialisé » signifie bétonné ; bétonné pour des autoroutes, bétonné pour des zones commerciales, bétonné pour des pôles logistiques, bétonné pour du pavillonnaire.
C’est une saignée ! C’est du blé en moins pour demain, c’est notre pays qui, Érysichthon géant, se dévore. Le capital est devenu cela : un Érysichthon mondial, camé, dopé, insatiable, saisi de folie, de l’Amazonie à l’Indonésie, qui dévore ses deux, trois, quatre planètes. Nous brûlons la terre, nous consumons l’avenir.
Dans votre grande loi sur l’agriculture, il n’y a pas un mot là-dessus, pas une ligne : rien sur la saignée, rien sur le foncier, rien sur le bétonnage, rien sur la façon de l’endiguer, rien sur la manière de stopper les Érysichthon d’aujourd’hui, rien pour que la loi soit du côté des serfs, du côté de Déméter, du côté de Martine Wonner, du côté des gens et de nos enfants