Charles Piaget : un héritage d’humanité

Charles Piaget, leader des Lip, figure du mouvement ouvrier, sera enterré ce vendredi à Besançon. Et je suis doublement triste : invité, je ne pourrai pas m’y rendre.

Ce vendredi, je serai dans ma ville, à Amiens, avec les salariés de Metex. Je les ai rencontrés, ce printemps, sur un piquet devant leur usine. Syndicats unis, CFDT en tête, ils faisaient grève pour des avantages perdus, mais surtout pour un dialogue rompu avec leur direction, un sentiment de distance, d’ordres qui tombaient de haut, de loin, et qui les écrasaient, les méprisaient. Depuis, leurs directeurs, leur PDG, sont autour de la table, pour des discussions parfois rugueuses, mais franches. Je vais le dire avec grandiloquence, tant pis : ce vendredi, à notre manière, sur notre zone industrielle picarde, nous maintiendrons la mémoire de Charles Piaget, son souvenir vivants, avec des ouvriers qui ne baissent pas la tête. Samir Benhyahya et ses collègues syndiqués de Métex sont les héritiers de Charles, sans le savoir. J’en suis un héritier, en le sachant.

Lorsque je l’ai rencontré, pour la première fois, micro en main il y a près de vingt ans, les Lip étaient déjà une légende pour moi, et Charles Piaget un héros. Durant une journée, me baladant dans le quartier de Palante, il m’a raconté le conflit, ses peines et ses joies, leurs succès et leurs échecs. Au-delà du récit, ce qui m’a frappé, c’est sa modestie. Pas de grands discours, pas de grandes envolées, pas de grandes colères, pas de grands « moi moi moi », au contraire : tout à taille humaine, s’adressant au jeunot que j’étais comme à un égal. Le soir venu, alors que je l’invitais au restau, il m’a offert un bol de riz chez lui, sans doute son repas ordinaire. (J’ai re-mangé derrière.)

Je l’ai recroisé, ensuite, à l’occasion, au sommet des Glières, à des rencontres sur les luttes ouvrières, à mes films en avant-première. Je l’ai embarqué, aussi, dans une petite aventure, quand les salariés d’Ecopla, près de Grenoble, ont tenté de reprendre leur usine en Scoop. Malgré son âge et sa fatigue, aussitôt, il a répondu présent, se déplaçant, guidant de ses conseils, toujours calmement, toujours modestement. Je ne le croisais pas souvent, mais pour moi comme pour tant d’autres, j’imagine, c’était rassurant, à travers les embrouilles du présent, à travers les incertitudes, les inquiétudes, quand on s’engage sur le chemin incertain de ces combats pour les gens, contre l’argent, quand on rejoue sans cesse David en bleu de travail contre mille Goliath en costume, avec les pièges, avec les chausse-trappes, avec les coups dans le dos, c’était rassurant d’avoir ce repère, cette figure tutélaire, cette part d’histoire. Avec sa sagesse, sa force tranquille.

Lors de notre dernière rencontre, il y a deux ans déjà, en 2021, je lui ai proposé de dialoguer avec Frédéric Thomas, un ouvrier des fonderies du Jura, qui souhaitait, lui aussi, avec ses collègues, la reprise de son entreprise en coopérative. Mais ce qui m’a marqué, c’est une anecdote. Devant la presse, devant les caméras, durant le conflit des Lip dans les années 1970, lui n’avait pas pleinement, pas entièrement, transmis les revendications de ses camarades. Aussi, ils l’ont puni, mis au piquet. Un grand meeting devait se tenir, à Besançon, en soutien aux Lip, avec les leaders nationaux de la CGT et de la CFDT. Eh bien, Charles Piaget fut condamné au silence. Ses collègues lui interdirent de prendre la parole. Pour un porte-parole, on imagine la torture !

Un autre jour, il avait boudé : « Puisque c’est comme ça, je reste chez moi. Qu’ils se débrouillent ! Qu’ils fassent sans moi ! » Eh bien, le problème, il souriait, « c’est qu’ils ont fait sans moi ! Ils se sont débrouillés. »
Voilà de quoi Charles Piaget témoignait : de la démocratie. De la démocratie dans la cité, de la démocratie dans les entreprises, de la démocratie dans nos syndicats, nos partis. De la puissance, de la force, de l’intelligence que peuvent avoir les gens lorsqu’on leur fait confiance, lorsqu’on leur laisse l’espace, un peu de pouvoir. Avec cette tension, bien sûr, entre l’individu et le collectif, avec des hommes ou des femmes sinon « leaders » du moins moteurs, avec la part d’ego et d’orgueil dans tout cela, orgueil et ego non pas à nier, mais mis service de quoi ? Dans le cas de Charles Piaget, il n’y a pas de doute : il l’a mis au service de plus grand que lui, au service de l’humanité, l’humanité sans majuscule, l’humanité ordinaire, l’humanité dans les ateliers de son usine, l’humanité ensuite des chômeurs, son humanité à lui révélant, accompagnant, l’humanité des autres, et les grandissant tous.

A Besançon, ou ailleurs dans nos cœurs, que l’on rende aujourd’hui hommage à Charles Piaget.
Mais surtout, que l’on garde son héritage vivant, son héritage d’humanité.

Toutes mes condoléances à la famille.
Tous mes vœux de courage à ses amis, à ses proches.

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