Carnet de Dépu’Tour : la France debout

Ce texte ne cause pas de la cour des grands mais de la vie de gens. De Choukry, de Marie-Jo, d'Océane... à qui j’ai prêté mon oreille pendant quatre jours de Dépu'Tour. D’une France qui se tient debout et qui a de l'avenir.

« Toi ! Toi, tu as changé ! Le boulot ne t’intéressait plus. On était dégoûtés de la vie. »

Au Secours populaire d’Abbeville, dans le petit bureau du fond pour l’intimité, c’est Audrey qui lance ça à son mari Choukri.

Alors, d’où il leur est venu, ce « dégoût de la vie » ? Comment ils en sortent, là, aujourd’hui ?

Je voudrais vous raconter ça, ici, à l’occasion de mon Dépu’Tour : des gens qui ne se laissent pas abattre, qui retroussent les manches, qui remportent des victoires contre eux-mêmes, contre le découragement en eux, chez les autres, cette bataille qui se déroule dans les âmes. Parce que, lors de mon Dépu’Tour, durant ce premier jour, je suis bien sûr un « cahier de doléances ambulant », avec tous les soucis de boulot, de handicap, de logement. Mais j’aperçois, aussi, la flamme qui demeure, l’envie de se redresser, de se tenir debout, avec fierté, avec dignité, et pas tout seul, avec les autres, par et pour les autres.

Bon, qu’on en vienne aux récits : d’abord Audrey et Choukri.

***

C’est la mouise.

Eux viennent de quitter une maison, à la campagne, insalubre, avec les souris et les rats, sans chauffage, la fosse septique qui déborde de la cuisine, les champignons dans les chambres, et à quand même 650 € par mois. Un huissier est venu dresser le constat. La préfecture a décrété l’insalubrité. Mais derrière, leur petite famille est logée dans un studio de 30 mètres carrés, à quatre là-dedans, avec deux enfants, dont un fils hyperactif, reconnu comme tel. Qui se morfond dans l’appartement. Qui pleure et pète des câbles. Qui devrait aller en Ulis, en classe spécialisée, mais pour l’instant, y a pas la place.

Bref, je vous dis : la mouise. La mouise qui englue, la mouise qui envahit, la mouise qui asphyxie. Et au milieu de ça : le Secours populaire.

« Ah, on est là tous les jours, du lundi au samedi, de 9 h à 17 h 30, fidèle au poste.
– Mais vous faites quoi ?
– Moi
(c’est Audrey qui parle), je suis au vestiaire, je reçois les habits, je les trie, le bon, le pourri, le pour enfants, pour hommes, pour femmes, je range, je plie… Je participe aux ramasses, aussi : on va dans les magasins, avec le camion, presque tous les matins, on récupère les marchandises, on charge, on décharge… Et on distribue ça selon les antennes, Domart, Flixecourt, Pont-Rémy… »

Audrey fait donc ses 35h, largement, plus de quarante. Elle travaille donc, et même beaucoup, pour pas un rond, en plus des gamins, des démarches pour un logement, une place en Ulis, la queue à la Caf, etc. Faut-il, en plus, que le gouvernement lui mette son RSA sous condition ? Ou au contraire, qu’un ministre vienne la remercier, la féliciter, lui remettre une légion d’honneur qu’elle mérite bien plus qu’un PDG ami de Macron ?

Passons.
Passons à Choukri.

« Lui, son truc, c’est l’épicerie, résume Dorothée, un peu la patronne ici. Il fait tout. Du tri des produits jusqu’au balai, au ménage en soirée. Le midi, on arrive, il a arrangé les légumes, les fruits, en un bel assortiment sur les étals, presque une décoration…
– Eh oui, c’était mon métier, j’ai fait ça durant des années à Paris.
– Ah bon, vous faisiez quoi ? »

Vous savez, y a un risque, un réflexe : vous voyez des pauvres, devant vous, dans leurs galères, la figure, le corps ravagés par les soucis, parce que le malheur, ça se porte, ça pèse des tonnes, ça se lit dans la nuque, dans les cernes, dans la voix, et donc, vous les voyez, et vous pensez, sans juger mais bon, vous pensez, « ils ont toujours été comme ça », mais peut-être pas, et donc là, je saisis cette éclaircie dans le passé de Choukri :

« Je faisais du gros et du demi-gros… On a même tenu une épicerie à Aulnoye-Aymerie… Et même un restaurant routier en Mayenne…
– Et alors, excusez-moi de vous demander, mais comment vous avez basculé ?
– Eh bien, c’est le Covid. On n’a pas reçu les aides, même si on a essayé. Alors, on a préféré fermer plutôt que de s’endetter.
– Et vous ne pensiez pas chuter comme ça ?
– Ah non ! Ah ça non ! »

La discussion dérive, je ne sais plus trop vers quoi. Avec Aurélien, le président du Secours Pop, on cause des gens, des jeunes, qui passent ici en TIG, Travaux d’intérêt généraux, ou avant en contrats aidés, et pour qui ça fait comme un « déclic », s’il a des noms, des rencontres à me proposer, de personnes que ça a changé… C’est alors qu’Audrey bondit :

 « Toi ! Toi, Choukri, tu as changé ! Le boulot ne t’intéressait plus. On était dégoûtés de la vie. Là, il a repris goût ! »

Il y a tant, je trouve, dans ces phrases. De l’espoir. De la vitalité. Mais aussi, un cri d’amour, il me semble : elle a retrouvé son mari, son Choukri qu’elle aime. Elle qui l’avait vu perdu, déprimé, s’éloignant en lui-même, le voilà revenu, de nouveau, le renouveau : l’homme qu’elle aime.

Il est ému par ce cri, lui.

« C’est pour ça… Je suis là, tellement bien avec vous, je n’ai pas envie de vous laisser tomber… Je veux aider les gens, même avant, on a toujours aidé… Mon savoir-faire, je veux vous l’apporter, qu’on ouvre des épiceries comme ça, solidaires, dans les bourgs autour… »

Faudrait pas, c’est une pente, faudrait pas qu’on devienne la gauche de la pleurniche, de la complainte, du ressentiment, « misère misère » à la Coluche, et tout va mal. Non, c’est une impasse. Il faut s’appuyer sur ce qui brille encore. Sur l’envie d’avoir envie, comme chantait Johnny. Et avec ces braises, rallumer le feu.

***

Rallumer le feu, bizarrement, ça peut passer par les sanitaires de Cambron. Elodie nous accueille là-bas, tout au bout de ma circo, après Abbeville, presque en Picardie maritime. Elle a un dossier noir sous le bras avec dedans, tout bien rangé dans des pochettes plastiques, les avis du Conseil d’école, des photos des bâtiments, les devis des travaux, les articles du Courrier picard… Dernièrement, c’est un enfant qui s’est retrouvé à l’hôpital, pour un début d’occlusion intestinale. Les toilettes à l’extérieur, ça ne lui plaisait pas. La peur des grosses araignées. Le froid de la cuvette.

On visite les lieux. Les W-C, bien sûr, passage obligé. Mais la vieille salle de la garderie, aussi, avec de l’amiante, qui n’est plus fréquentée mais toujours sur pied. Et le préfabriqué, qui sert de classe depuis trente ans : les parents n’en réclament plus la démolition/reconstruction, juste un coup de peinture, d’isolation, et la VMC à l’intérieur, pour éviter les odeurs de sueur, les champignons. « L’équipe pédagogique est super, selon Elodie, mais des familles commencent à mettre leurs enfants ailleurs, à cause des locaux. » Qui sont gérés par la com’ de com’, une instance un peu éloignée, dont Cambron n’est pas la priorité.

Il n’y a pas de petites causes.
La politique, disait le Parti communiste, ça commence par le carreau cassé, qu’on remplace.
Eh bien ici, la politique, ça commence par les toilettes. Qui deviennent le symbole de : est-ce qu’on est, nous, à la campagne, des citoyens de seconde zone ? Est-ce que nos enfants n’ont pas droit à du confort pour leurs fesses comme à la ville ? Se joue aussi, je crois, un désir d’Egalité.

Bref, Elodie a pris son courage à deux mains. Et malgré la peur, la peur de se faire remarquer, la peur que là-haut ils ferment l’école, pour non-conformité, malgré les conseils contraires, elle et ses amies ont lancé leur première pétition. Carton plein à la réderie, à la sortie des classes. Et aujourd’hui, elles reçoivent le député.

La petite réunion se déroulera à la mairie, devant la Presse, le Courrier picard et le Journal d’Abbeville. « Ecoutez, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. » C’est le maire, qui tient un papier. « Je viens de recevoir, aujourd’hui, à 11 h 48, ce mail de la Communauté d’Agglomération. Je vous le lis… » C’est technique, mais on comprend qu’ils sont prêts à lancer les travaux, à hauteur de 200 000 €. La commune n’aura même pas à lâcher les 30 000 € prévus.

« Mais sur l’autre partie de l’école, ils vont faire quoi ? interroge une maman.
– C’est pas au programme pour l’instant.
– Ah mais ça va pas, ça »
, elle s’insurge, et tout le monde lui donne raison sur le fond.

« On avait ciblé sur le plus urgent, explique Elodie. Maintenant qu’on a obtenu ça, on va monter le projet pour la suite. Et comme la mairie a économisé 30.000 €, elle pourra peut-être mettre la main à la poche… »
Je l’appuie. Je conseille de fêter le verre à moitié plein. De se féliciter de cette victoire pour, ensuite, aller plus loin. Avec cette leçon : « Quand on se bouge, on gagne ! »
C’est important que les enfants puissent se tenir assis sur les toilettes.
Ca l’est encore davantage que tous puissent se tenir debout.

***

Et il y en a, du monde qui se redresse, se relève.

C’est Claire, à la Maroquinerie d’Abbeville, sous-traitant d’Hermès, qui monte un syndicat, qui va devenir délégué, qui distribue ses premiers tracts à l’entrée… Mesure-t-on ce qu’il faut de courage ?

C’est Angelina, et sa mère Maryvonne, et toute leur bande des Homogènes, vingt ans que je les connais, dans les galères du quartier, mais qui, dans leur cave, cette après-midi, prépare l’animation pom-pom girls pour le club de basket, le défilé en requins pour le carnaval, la fête à Mareuil-Caubert… fières d’exporter leur savoir-faire dans les villages.

Elles ont monté (il y a des hommes, aussi, ici, mais les cheffes ce sont elles, alors maintenons le féminin), elles ont monté, aussi, un atelier de jardinage, et Xavier, dans son fauteuil roulant est arrivé. « On avait l’air cons, nous, on ne savait pas trop quoi faire. Il a demandé une bêche. Eh bien, ça lui a pris un peu de temps, mais il a bêché un mètre carré. Déjà, ça nous a sciées, on n’était pas habituées. Il est revenu le lendemain, et on l’a retrouvé à terre. Mon petit-fils a accouru en criant : ‘Mamie, mamie, il est tombé !’ Mais non, il s’était allongé sur le sol, il s’occupait des plantes, il avançait à la force des poignets… »

C’est Marie-Jo, à Amiens-Nord, couturière qui organise son défilé. Pour nous, pour notre 14 juillet, elle avait confectionné des bonnets phrygiens, des bleu-blanc-rouge et d’autres avec du tissu africain. Mais ce samedi, à l’Albatros, c’est du mieux que Dior, mieux que Bernard Arnault : ses mannequins posent, fièrement, sur le tapis rouge. Sa collection printemps 2023 avec de tenues légères et très près du corps. Sur l’estrade, derrière, y a une jeune femme en abaya, tout noir, hilare, qui prend des photos de ses copines à demi dénudées… C’est pas rien, la France ! Mais la France, justement, à Marie-Jo, malgré son talent, malgré ses activités, la France lui refuse des papiers depuis des années et des années… Mais elle ne se décourage pas : elle coud. Elle se tient debout. Et elle tient d’autres femmes, d’autres hommes autour d’elles.

Ma réunion avec les maires, je l’avais placée sous cet auspice, aussi. « Je voudrais rédiger un catalogue de vos fiertés, ici, mais aussi dans tout le pays. Je sais vos difficultés, avec les budgets, avec l’administration, mais je voudrais qu’on se concentre sur vos expériences, vos réussites. Pour que ça essaime, peut-être, pour donner à d’autres cette envie. » Eux approuvent, assez heureux, me semble-t-il, qu’on approche leur mission par ce bout. Et le maire de Bussus-Bussuel (293 habitants) évoque son composteur : les déchets des cantines, de tout le canton, seront ramenés chez lui, et avec de l’air, ils seront décomposés, ils feront de l’énergie.

A cette rencontre, est arrivé Henri Sannier, l’ancien présentateur télé, maire de Eaucourt-sur-Somme depuis huit mandats. Je l’ai vu arriver, avançant sur le parking. J’étais surpris. Ces dernières années, quand je le croisais, au stade de foot ou à sa mairie, il était en fauteuil. « Les médecins m’avaient annoncé que je ne remarcherais plus, raconte l’ancien sportif, et commentateur sportif. Je me suis accroché. Je voulais leur donner tort. »

Cette France qui se tient debout, ou qui le voudrait bien, ce sont Gloria, Alain, Frédéric, Sophie, Marco, qui travaillaient dans le bâtiment, l’aide aux personnes, le ménage, le transport, mais qui ont les épaules usées, ou les cervicales, ou les lombaires. Qui ne peuvent plus porter, ou conduire, qu’on a déclarées « inaptes ». Qui aimeraient encore produire, servir, peut-être pas au même rythme, pas avec la même intensité, mais être utile aux autres, à la société. Et qui se sentent mis de côté, un peu déchets. L’allocation, mégotée, au rabais, ne suffit pas à la dignité.

***

Cette France qui se tient debout, durant ce Dépu’Tour, on l’avait à nos côtés : notre stagiaire. Océane. 18 ans.

Je la croisais à la permanence, mais elle, en mode discrète, un peu effacée. Au fil des trajets, entre Naours, Longueau, Flixecourt, Camon, etc., je découvre un sacré personnage…

« J’ai grandi dans un petit village de l’Aisne, La Malmaison, et le lycée, c’est Laon. Mais le car de ramassage ne s’arrête pas chez moi, dans la commune à côté, Saint-Erme, oui, mais pas chez nous. Ca paraissait vraiment injuste. J’ai appelé la Régie des Transports, qui m’a demandé combien de lycéens ça concernait. Je ne savais pas. Plus tard, j’ai contacté la Région, qui m’a posé la même question. Je me suis adressé à la mairie : on est une vingtaine, dans la tranche 15-19 ans à nous rendre à Laon… Mais le bus n’a pas fait le détour pour autant.
– Ta mère te conduisait tous les jours, du coup ?
– Non, je suis restée à l’internat, et en vrai, j’aimais bien ça, passer mes soirées avec mes copines, faire plein d’activités… Sauf que les chambres, c’était vraiment très vieillot. Les douches étaient communes, dans un état catastrophique, avec de l’eau froide… J’ai monté un dossier, pour que le directeur en prenne conscience. Du coup, pour la première fois, il est monté à l’internat. Il ne savait pas où se trouvaient les toilettes. Qu’il soit venu, c’était déjà une victoire. Après ça, on a convenu d’envoyer un courriel à Xavier Bertrand. Mais la direction ne voulait pas que je mette les photos, la vidéo, en pièces jointes… Ca n’avait pas de sens. Je l’ai mis quand même.
– Contre l’avis du proviseur ?
– Oui, voilà. Je me souviens d’un repas le soir, la surveillante a pris la parole :
‘Il y a eu une avancée, on peut féliciter Océane !’ Et toutes les tables m’ont applaudie.
– T’en as eu d’autres, des combats comme ça ?
– Sur les repas. On avait un repas végétarien par mois. C’était trop peu.
– Tu es végétarienne, toi ?
– Non, mais c’est pas le souci, c’est pour les autres. Le chef de la cantine ne voulait pas changer ses plans pour quinze personnes. Donc, on a fait passer un questionnaire, par Pro-Note, et on a montré qu’il y avait plus de 150 végétariens. Donc, on a obtenu un repas végétarien par semaine. C’est pas assez, mais à côté, ils ont mis plus de légumes, pour que ça fasse des vrais plats, même sans la viande.
– Et encore ?
– En fait, ça a commencé en seconde, sur les habits. Ils ont intensifié le contrôle, quand c’était trop court, quand ça leur convenait pas. Le CPE nous prenait dans une pièce, il nous enfermait une par une. Comme nous n’étions pas d’accord, avec trois autres filles. Nous avons planifié une date, par les réseaux sociaux, et toutes, même les garçons, nous sommes venues habillées en court.  C’était très beau. Ensuite, c’était le relâchement total… Après ça, on m’a élue au Conseil d’administration, au Conseil de la Vie Lycéenne, au Conseil de discipline…
– Tu cumulais ?
– Oui. Donc on a eu une discussion avec le CPE :
‘On va devoir se voir plus souvent, je lui ai dit. – Oui, il m’a répondu. On va laisser cette histoire d’habit, nous on a reculé…’
– C’était plutôt intelligent…
– Oui. Il n’était pas bête. On a bien travaillé ensemble.
– Mais d’où ça t’est venu, tout ça ?
– Je ne sais pas. Déjà, au collège, j’affrontais mes professeurs avec respect. Une copine avait oublié un livre, la prof voulait lui mettre une heure de colle, elle pleurait sur sa table… Elle redoutait la réaction de ses parents. Donc, j’ai dit que c’était moi. Moi, les miens l’avaient accepté alors…
– Et avant ça ?
– Je pense que, dans mon village, j’étais sensible à la pauvreté, à l’injustice. Là-bas, y a pas grand monde qui poursuit ses études. Ma meilleure amie, on faisait des cabanes ensemble, du vélo, on s’amusait trop bien, et le soir, je récitais mes poésies avec elle, pour l’encourager. Mais elle a lâché en sixième. Quand je la croise, maintenant, on n’a plus les mêmes vies. Mais je dois un peu être sa voix, leur voix… »

La France qui se tient debout a de l’avenir.

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