« On ne pourrait pas en visiter une, justement, de PME ? »
C’est à Jean-Charles Hourcade que s’adressait ma question, à la sortie de son audition sur la loi Pacte (un régal qui arrivera en Commission et dans l’hémicycle à l’automne). Je vous dresse son portrait, à lui, vite fait : un transfuge comme je les aime.
Pas un capitaine d’industrie, non, mais au moins un lieutenant: ingénieur, polytechnique, télécom, le CV bien en ordre. Ancien directeur stratégique chez Thomson, en charge des fusions-acquisitions, négociateur pour la Défense. Et aujourd’hui à la France insoumise, en charge du livret « Produire en France ». Ca ouvre à la métaphysique, non, de tels parcours ?
Transfuge PME
« Mais t’étais déjà de gauche ?
– Oui. Mais la vérité, c’est que, quand t’es plongé dans le corporate, tu oublies la politique. Tu gardes un petit peu ton âme, mais elle est au troisième sous-sol. Et peut-être même que j’étais en train de la perdre, tu vis dans un autre monde. C’est ma femme qui m’a raccroché, elle me demandait : ‘Mais qu’est-ce que tu es en train de devenir ?’ Et puis, j’ai vécu un conflit industriel très dur. En 2007, je suis parti en claquant la porte. La crise financière a suivi. J’ai lu Lordon, Orléan.
-Et professionnellement, vous avez fait quoi ensuite ?
-Je suis devenu consultant indépendant pour les PME. Là, j’en suis encore quatre. Mais à 62 ans, je vais éteindre mon activité, parce qu’à un moment il faut commencer à, eh bien, il faut commencer à écouter sa femme!
– Mais on ne pourrait pas en visiter une, justement, de PME ? », j’ai demandé, donc, toujours prêt à sortir de l’Assemblée, notre prison dorée. C’est comme ça que, ce mardi après-midi, on se retrouve à suivre sa moustache blanche et ourlée à Levallois-Perret. Chez Cube Creative, une PME championne de l’animation, installée depuis 2002. Qui fait des séries pour Canal +, TF1, Arte, France 5, des films pour le Futuroscope, des pubs aussi à l’occasion. Y a des dizaines d’ordinateurs alignés dans des open spaces, avec derrière des superviseurs, des ingénieurs, des « modeleurs », des pros du graphisme et du code source.
« C’est vraiment des rigolos »
Majid Loukil, le directeur général, est vachement fier de ses images, de ses créateurs, de ses flamands roses qui font du patinage, de ses Pfffirates en mode gonflable, de ses crocodiles carrés, il nous montre tout ça sur grand écran et mes gosses se régaleraient. Mais je vous préviens, on n’est pas là pour rigoler: je viens causer banques.
« En ce moment, on cherche à monter un deuxième site, en province, avec une quarantaine de collaborateurs pour commencer, entre soixante et quatre-vingts à terme. Mais il nous manque 700 000 euros. La difficulté qu’on rencontre, c’est de convaincre les banquiers sur la pertinence de notre stratégie…
C’est un souci récurrent.
Une donnée, dans notre métier, c’est qu’on est payés par nos clients qu’à la livraison du « produit ». Et on peut mettre un an, un an et demi à le développer. Et même ensuite, ils ont encore 45 jours pour nous régler, quand ils respectent ce délai… En bref, on fait la trésorerie des plus gros. Donc, en 2015, on avait besoin d’un découvert de 100 000 €. Notre banque historique, où on avait déjà un découvert de 80 000 €, elle a refusé. Donc il a fallu courir les banques, ouvrir un compte ailleurs, biaiser un peu, leur montrer des contrats en cours…
-Vous faites combien de chiffres d’affaires ?
– On faisait 3 millions, cette année-là.
– Donc pour 3% du CA, c’est compliqué ?
– Oui. Et c’est le jeu, comme ça. En décembre, l’an dernier, on voulait déménager. On louait pour super-cher dans le 17ème, et on était à l’étroit. Il nous fallait 400 000 €. Ma banque m’a accordé 200 000 €, et je suis allé voir la BPI, la Banque Publique d’Investissement, pour les 200 000 € complémentaires: ils ont regardé mes bilans, ils trouvaient que je ne margeais pas assez.
– Trouver de quoi déménager c’est compliqué ?
– Oui. Là, pour ouvrir le deuxième studio, on est retournés voir la BPI: ils veulent bien nous prêter 300 000 €, mais si on a un second financeur qui met la même chose. C’est vraiment des rigolos. Ou bien, on n’a pas le bras assez long, il faudrait que je passe mes soirées dans des cocktails…
– Vous êtes remontés contre la BPI, et je comprends, mais à la limite, je me dis, ça ne devrait être que la banque en dernier ressort. Ou pour des plans stratégiques. Là, comment ça se fait que les banques classiques ne financent pas ?
– Je ne sais pas. Quand on va dans les agences, dans notre ‘centre d’affaires’, face à nous, on a des personnes de plus en plus jeunes, des gamines, qui sortent de l’école. A mon avis, elles ont peur de perdre leur job, elles ne présentent à leur comité d’investissement que des dossiers verrouillés, avec zéro risque.
-Mais attendez, vous existez depuis plus de quinze ans, vous avez des contrats avec des sociétés solides, et ils ne trouvent pas un million pour votre développement? Tandis que pour le prochain Messier, elles sortiront des milliards ?
– Peut-être. Nous, on vit avec ça. Ca fait partie du jeu.
– Mais est-ce que, puisque Macron préconise ça, est-ce que vous voudriez mettre des parts en Bourse? Pour trouver du financement ?
– Non, j’ai envie de dire non. C’est pas mon métier. Nous, on connaît l’animation, le marché, on ne veut pas se lancer des trucs de financier. Je préfèrerais que ce soit la banque. On tient pas à se retrouver entre les mains d’un investisseur-risque…
– On vous l’a déjà proposé ?
– Oui, y a un fonds spécialisé qui nous tourne autour. Et au bout de deux ans, il va dire: ‘Ca fait doublon. Hop, j’élimine’ ? »
Vraiment, pour moi, c’est un cas d’école : qu’une PME pareille, installée depuis deux décennies, dans un secteur plutôt d’avenir, avec des contrats dans ses bagages, qu’une PME pareille peine à financer son développement, voire son déménagement, c’est pas seulement scandaleux, c’est presque mystérieux. Que font les banques de leur pognon ? Du nôtre en vérité ?
Robinet à liquidités
Je me souviens, y a un paquet d’années, je m’étais rendu à la Banque centrale européenne, à Francfort. C’était du temps de Trichet, où il passait la main à Draghi, du temps où ensemble ils « injectaient des liquidités », des centaines de milliards. Pascal Canfin, alors député européen écolo, m’avait servi cette métaphore, assez juste je trouve : « C’est comme si on ouvrait le robinet à liquidités, mais à l’arrivée, pour les PME, les ménages, les collectivités, il n’en reste qu’un mince filet. Et pourquoi ? Parce que, tout du long, le tuyau est percé, ça s’appelle la spéculation. Et la Banque centrale européenne n’impose aucun fléchage. A aucun moment, Trichet ne conditionne ses prêts, ne dit à la Société générale, ou à la BNP: ‘OK, vous voulez 15 milliards, on vous les donne, mais pour l’économie réelle.’ Et du coup, le gros des liquidités s’évapore en route. »
Une part du « mystère » demeure, néanmoins.
Aussi, si vous travaillez dans la banque, si vous souhaitez éclairer ma lanterne, je suis preneur…
Happy semi-end
Juste après notre passage, sa seconde banque a accordé à Cube 350 000 € de crédit. C’est la moitié du chemin.
Pour son développement, pour passer de la « prestation » à la « production », et être moins dépendant des donneurs d’ordre, Cube recherche encore 700 000. Et pour ça, les trois associés fondateurs risquent de devoir vendre des parts, d’entrer sur le marché financier.
Plan image et guerre fiscale
Jean-Charles Hourcade : Il y a un véritable savoir-faire français dans l’animation. On est assez en avance. Ca vient des écoles qu’on avait lancées dans les années 80.
Majid Loukil: D’ailleurs, le studio d’Universal, il est ici, à La Motte-Picquet. Ils ont des centaines de dessinateurs qui bossent pour Hollywood, ici à Paris…
Ma pomme: Mais qui a eu l’idée de ça, alors? de cette visée stratégique?
J.-C. H.: Sous Mitterrand, il y a eu un grand plan image. C’est ça qui a porté ses fruits, dans le cinéma, les effets spéciaux, la 3D. Et depuis une quinzaine d’années, ça irrigue aussi le jeu vidéo. Tous les ans, à la présentation des films d’animation, dans nos écoles, à Valenciennes, à Paris, à Montpellier, les Américains sont là. Ils viennent repérer les talents. C’est un peu devenu un souci, parce que, le Canada, la Belgique, le Luxembourg, ils se sont lancés dans le dumping fiscal pour attirer nos professionnels, nos entreprises. Ils financent à hauteur de 45%. Du coup, ça a déclenché une guerre fiscale, et la France a répliqué avec le Crédit d’impôt international audiovisuel.
M.L.: Oui, la vérité, c’est un secteur hautement subventionné. Grâce au fonds de soutien à l’animation, lancé en 2015, ça a relocalisé les tâches créatives et la fabrication en France.
Logiciel libre
Cécile Hergaux, directrice du studio : Là, vous avez des ingénieurs qui font la maintenance des logiciels. Et là, une grosse transformation en cours, c’est de passer en logiciels libres.
Majid Loukil: C’est un changement de philosophie, pour nous. Il faut casser le monopole de ces grands groupes, qui sont super-chers, qui ne font pas de maintenance.
Ma pomme: Ca vous coûte combien?
M. L.: Aux alentours de 200 000 € par an.
Ma pomme: Donc, là, en libre, ça veut dire que vos informaticiens font des améliorations sur le logiciel, que vous livrez les modifications à tout le monde, et donc que ça va pouvoir servir aussi à vos concurrents?
M.L.: Tout à fait. Ca pose évidemment des questions.
Ma pomme: Sur comment on introduit de la coopération dans la concurrence?
M.L.: Voilà. Ca ne va pas de soi. C’est pour cette raison que je parlais d’un changement de philosophie…