« On ne comprend pas ! Comment on peut fermer une usine qui marche ! Comment l’Etat laisse faire ça ! »
Y a de la tension, cette après-midi, à l’entrée de chez Watts, en ce deuxième jour de grève. A bout de nerfs, les larmes affleurent, et les ouvriers, une ouvrière surtout, me secouent :
« Mais qu’est-ce que vous allez faire pour nous ? Parce que vous êtes l’Etat…
– Ah non !
– Bah si, quand même, député ! C’est l’Etat ! »
C’est qu’ils ont pris, pas seulement « la douche froide », mais « la guillotine » : « Ils nous ont coupé la tête. » Le site de Hautvillers-Ouville, dans la Somme, va fermer, 98 salariés dehors : la direction appelle ça « optimiser ». Malgré « une année record » pour le groupe américain. Malgré des carnets de commande pleins. Malgré des samedis à venir en extra, et 25 intérimaires cet été. Malgré des recrutements l’an dernier : « J’étais dans une entreprise du Vimeu, en CDI, ils sont venus me chercher ! Et maintenant, ils nous licencient !
– Moi pareil, j’étais en CDII chez Manpower, ils m’ont embauchée il y a trois ans. A 56 ans, je me disais ‘je vais finir ma carrière chez Watts’, j’étais heureuse.
– Y a pas une seule fois où je suis entré ici la boule au ventre, j’étais toujours content de venir, de retrouver les collègues.
– Et puis, la plupart des ouvriers, ici, ils aiment leur métier. Les décolleteurs, ils aiment ça. Un fondeur me le disait, alors que c’est dur, mais il me disait : ‘J’aime ce que je fais.’ »
A la place de ce bonheur, de cette tranquillité, maintenant, les cachets. « On est tous sous anxiolytiques. » Les angoisses du soir, et du matin aussi.
« Nous, on ne sait pas ce que c’est, de faire un CV, de passer un entretien d’embauche. Ca fait peur.
– Moi, je n’ai jamais connu une journée de chômage. J’ai terminé l’école en juin, je suis rentré chez Watts en septembre. Il y a trente-deux ans.
– On a tous des crédits immobiliers, comment on va les rembourser ? On a des enfants, y a un salarié il me racontait que sa fille, elle est prête à arrêter ses études pour ses parents, parce qu’il faut payer l’appartement, la scolarité…
– Avant, on avait un patron, Monsieur Porquet, on le voyait, c’était la famille… Mais depuis que c’est vendu aux Américains… Ils ne viennent même pas aux réunions à Bercy ! Même pas ici pour les négociations…
– Monsieur Porquet, il en est mort, cet automne justement. Il avait plus de cent ans, mais de voir ça, ça l’a tué.
– C’est la Finance la plus abjecte », commente le maire, Frédéric Noël.
Je discute des compagnes, des compagnons, des séparations, des divorces, parce que ça pèse dans l’équation, dans la tête, contre la dépression, dans le budget, qu’un salaire demeure. Un monsieur me raconte la maladie de sa femme, qu’elle s’en remet, après des années, mais usée, fatiguée, sans le goût de se battre.
« Pour tout vous dire, il me confie, du bout des lèvres, c’est ma fille qui veut arrêter les études. Elle est en école d’architecture.
– Il ne faut surtout pas qu’elle arrête !
– Oui, on va avoir une discussion à Noël… Mon autre fille, la grande, qui exerce comme ingénieur, elle m’a dit : ‘Je vais t’aider papa’. Mais c’est pas ça la vie ! » Il éclate : « C’est pas ça la vie ! On travaille dur, depuis toujours… c’est pas à mes enfants d’aider les parents ! »
J’essaie de positiver :
« En tout cas, leur réussite, vous pouvez en être fier…
– Oui, oui, j’ai tout donné pour mes enfants, pour leurs études… Je me disais ‘maintenant, je vais mettre de côté pour moi’… On avait traversé assez d’épreuves, assez pour souffler… Mais non, jamais… »
Voilà les drames derrière le « optimiser » du fonds de pension, les vies derrière leur tableau Excel.
« Alors, vous, l’Etat, vous allez faire quoi ? me relance la même ouvrière.
– Je n’ai qu’un pouvoir, c’est ma parole. Et je veux dire, d’abord, que c’est tragique ici aujourd’hui, mais que ça dure depuis quarante ans. C’est Magnetti-Marelli, c’est Goodyear, c’est Abélia… Depuis quarante ans, les financiers ferment des usines qui se portent très bien. Et depuis quarante ans, l’Etat laisse faire. Je réclame une chose simple : que l’Etat contrôle le motif économique du licenciement. Parce que, vous savez, vous pourrez porter plainte aux prud’hommes, qui annuleront sans doute le licenciement parce que le groupe se porte bien, mais ça va prendre combien de temps ? Quatre ans, cinq ans. Six ans ? Les Continental ont gagné ça, les Whirlpool… Mais leur usine était fermée, ça leur a fait une belle jambe. Donc, l’Etat doit vérifier avant si le motif économique est justifié. En amont, et pas trop tard, avec retard.
Et plus concrètement, si vous montez à Paris, je vous accueillerai. J’essaierai de faire venir les médias, que ça mette un peu de pression à la direction. C’est pas parce que vous êtes dans un petit village picard qu’on doit vous oublier. »
(J’étais accompagné de Angelo Tonolli et Julie Vast, conseillers départementaux, et de Rémi Cardon, sénateur socialiste. Merci à eux pour leur travail sur ce dossier.)