Tranches de tournée : « C’est exactement ce qui est arrivé à ma fille »

Entre quelques avant-premières et au milieu des salles de cinéma...

« Je suis pour que, au collège, on apprenne la cuisine, le bricolage, le jardinage, que les élèves touchent à tout… » C’est l’un de mes dadas, et je m’y livre, ce samedi soir, à Boulogne-sur-Mer, avant la séance au Mégarama. « Comme ça, les gamins ne subiraient pas leur orientation vers le lycée pro, ils pourraient choisir des filières… Et même en changer en seconde. Parce que là, c’est quoi cette histoire ? Le gosse touche à la plomberie, mais il se rend compte en cours d’année qu’il préfère l’électricité et il est coincé ? »
En face de moi, je vois que Pierre approuve : « C’est exactement ce qui est arrivé à ma fille. »

Lui travaille dans une usine de poissons, chez Corrue, là où on a tourné une séquence de « Au boulot ! » Sa fille est là, discrète (je n’ai pas noté son prénom) :
« En troisième, j’ai fait un stage dans une crèche, et ça me plaisait. On m’a donc dirigée vers les services à la personne. Mais entre-temps, cette filière-là, ce n’était plus pour s’occuper des enfants, seulement des personnes âgées. J’étais beaucoup moins motivée. Et mon passage en Ehpad s’est très mal passée. Les collègues me faisaient faire des toilettes, je n’étais pas prête…
– Alors que normalement, c’est interdit pour les stagiaires,
ajoute son père.
– Jusqu’aux parties intimes. Et l’équipe se moquait de moi, me posait des questions personnelles, très crues, me parlait mal. Déjà, je doutais, mais ça m’a dégoûtée.
– Tu voudrais faire quoi, du coup ?
– Prothésiste dentaire. Mais là, je suis en première, et ça voudrait dire, à la prochaine rentrée, reprendre en seconde…
– Ah ouais, ça ferait deux années en arrière.
-C’est ça. Ou sinon, je vais devoir poursuivre jusqu’au bac, et on verra après. »

C’est un enjeu que je partage avec Dylan Ayissi, le fondateur de Une Voie pour tous : que la jeunesse des lycées pros, largement populaire, ne soit pas coincée dès la troisième. Qu’elles et ils puissent encore hésiter, douter, se retourner. C’est un enjeu pour eux, pour leur existence, qu’elle ne soit pas tracée trop tôt, malgré eux. C’est un enjeu, aussi, pour la société, pour l’économie : que d’argent gâché, que d’énergie perdue, pour des formations qui ne serviront jamais.

« Ca me plaisait, cuistot »

« Je travaillais dans la restauration, une brasserie très connue, ici, sur Boulogne. Mais j’ai arrêté, honnêtement, pour les horaires. C’était du 9 h – 23 h, avec une pause entre 15 h et 18 h. Et les week-ends, il fallait y revenir. Pour ma fille, je me suis dit : ‘J’arrête’, sinon je ne la verrai jamais.
– Et tu gagnais combien avec ça ?
– 1500 €.
– Ah ouais… Pourtant, après le Covid, ils avaient dit qu’ils augmentaient les salaires dans l’hôtellerie-restauration…
– Bah non, je n’ai rien vu.
– Ils avaient dit aussi qu’ils allaient améliorer les horaires…
– Je n’ai rien vu non plus.
– Du coup, ils t’ont fatigué, ils t’ont usé.
– Oui, on peut dire que ça m’a écoeuré.
– Tu avais fait un CAP cuisine ?
– Oui, et je voulais faire ça, ça me plaisait cuistot, mais pas comme ça, pas dans ces conditions…
– Donc, ils t’ont un peu dégoûté de ta vocation ?
– Oui, c’est sûr. J’aimais mon métier, mais je n’aimais pas comment je devais le faire.
– J’entends les mêmes phrases, quasiment, à l’hôpital chez les soignants, à l’école chez les enseignants. Et je crois que le pays crève par là : par la crise des vocations… T’es rentrée à l’usine, à la place ?
– Là, je suis en intérim. Il faut se lever à 4 h du matin. Mais au moins, l’après-midi, je peux aller chercher ma fille à l’école. »

« Je suis sortie trois fois »

« Je voudrais encore découvrir des choses… »
Ca me plait, cette étincelle chez Geneviève. Elle a passé la soixantaine, n’a plus de dents, habite quartier du Soleil Levant, porte sur son visage, sur son corps, les marques de la misère, a son mari qui souffre d’Alzheimer. Mais l’envie d’avoir envie survit.
« Et qu’est-ce que tu voudrais encore découvrir ?
– La Tour Eiffel, je voudrais me faire prendre en photo au pied de la Tour Eiffel. Je n’ai jamais vu Paris…
– Et qu’est-ce que vous voudriez découvrir d’autre ?
– Juste Paris, en fait, rien que Paris je crois. Je ne suis sortie que trois fois…
– Sortie de où ?
– D’Abbeville.
– Trois fois seulement ?
– Oui. Une fois à Amiens, pour ma médaille du travail, parce que j’ai nettoyé des bâtiments pendant plus de vingt-cinq ans. Ils nous ont amenés au restaurant. Et puis un jour, on est allés à Fort-Mahon…
– Passer des vacances ?
– Juste un samedi, un après-midi. On a mangé des moules, on a mis les pieds sur la plage.
– Et la troisième fois ?
– Bah non, seulement deux fois… Ah si, je me rappelle, à Cayeux-sur-Mer. Dans le bus L’Oréal, on m’a fait des soins du visage, c’était gentil.

– Donc, vous n’êtes jamais sortis du département ?
– Non, jamais.
– Pourtant, quand votre mari était à l’usine, avant qu’il ne soit licencié, quand vous étiez dans les ménages, vous auriez pu prendre des vacances ?
– Ah non, grand-père, il ne voulait déjà pas bouger. C’est une question d’habitude, aussi. Il y avait vingt-quatre frères et sœurs dans ma famille…
– Vingt-quatre ?
– Oui. Et dix-huit dans celle de mon mari… C’était la pauvreté. Prendre des congés, jamais on ne nous a appris. Et là, depuis la fermeture de son usine, en 2001, il ne sort plus, plus du tout. Même pour faire des courses.
– Et vous êtes enfermée à cause de lui…
– Ah oui. Et ça empire avec sa maladie. Mais pas question qu’on le mette en Ehpad, pas question, je mourrai avec à la maison…
– Mais vous avez de l’aide, quand même ? Des auxiliaires de vie ?
– Ah non, je ne supportais pas qu’une femme le touche ! Je ne supportais pas ça… »

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