« Populiste ne devrait pas être une injure »

Retrouvez en intégralité mon entretien à Thibaut Bruttin, publié dans son ouvrage "La soupe aux choux de Jean Girault", paru cet été chez Yellow Now.

Retrouvez “La soupe aux choux de Jean Girault”, sorti cet été, aux éditions Yellow Now.

Quels sont tes premiers souvenirs de cinéma ?

Le mardi soir. Enfant, il y avait Eddy Mitchell à La Dernière Séance. Je me planquais derrière le fauteuil pour que mes parents m’oublient et que je puisse voir le western jusqu’au bout. Après, j’ai beaucoup regardé les films de Belmondo, ceux de Gérard Depardieu et Pierre Richard, de Sylvester Stallone aussi, les Rambo. J’ai vu des tas de Terence Hill et de Bud Spencer. Pire que ça : j’ai écouté Les Grosses Têtes ! Encore aujourd’hui, je vais voir des films popu au Gaumont à quinze euros. Aller au cinéma avec ma fille, c’est emprunter ses yeux pour regarder le film et très vite ça m’émeut de la voir émue.

Comment as-tu découvert La Soupe aux choux ?

J’y suis arrivé par Brassens, copain de René Fallet. Je suis un maniaque : quand j’entre dans une œuvre, j’essaie de l’épuiser. J’ai donc lu beaucoup de Fallet – mon préféré, c’est Le Braconnier de Dieu. Je suis allé dans le Bourbonnais, à la recherche de l’accent qu’on trouve dans ses romans. Le livre La Soupe aux
choux
m’amène au film. Je pense que je l’avais vu quand j’étais môme mais ça ne m’avait pas marqué. Je l’ai remontré à mes enfants. Fallet, c’est rabelaisien. La scène des pets évoque pour moi la scène du Torchecul de Gargantua : le géant explique avec quoi on peut bien se torcher le cul. Il liste tous les moyens possibles avant de conclure que le mieux, c’est le poussin. Il y a quelque chose du même ordre chez Fallet.

Et le conte rabelaisien rejoint la fable politique…

Oui, La Soupe aux choux devient politique quand le hameau se mue en un parc d’attractions, quand le périurbain envahit Les Gourdiflots. Ces pages-là sont magnifiques et mènent à cette pirouette finale, l’extraterrestre vient chercher tout entier ce monde populaire qui risquait de disparaître, ou d’être préservé comme un musée. René Fallet rend la mort heureuse : Le Glaude, il va pouvoir picoler avec Brassens et ses semblables. Fallet a compris que le progrès n’était pas tout, que le plus ne signifie pas le mieux.

Quelle morale porte le film ?

L’acceptation de l’autre. J’avais un copain rwandais qui s’est retrouvé dans le Santerre, à des fêtes, à des anniversaires de mariage, et il était le seul noir au milieu de 50 personnes. Et je ne dis pas qu’il y avait des Glaude dans ma famille, mais, franchement, des noirs, les habitants n’en avaient pas vus beaucoup. Et pourtant il était accepté. Dans La Soupe aux choux, pareil : le Glaude devrait être fermé, réticent à la différence, l’incarnation du repli sur soi, et l’extraterrestre est complètement étranger, pas seulement à la région, mais à la planète ! Le film montre qu’un accueil de l’autre est possible dans la plus impossible des altérités. Ce film très grand public porte un message de gauche ! Comme tant d’autres films secrètement.

Quel autre film par exemple ?

Camping ! Je présente toujours Camping contre Dupont Lajoie, Dupont Lajoie est supposé être « le film de gauche ». Et en fait, quand tu le regardes, tu vois quoi ? Un beauf, un Français moyen qui joue aux boules, part en camping, a un bob Ricard sur la tête. Il viole une gamine et met ça sur le compte d’un Maghrébin, entraînant un lynchage. Ça dit comment, dans l’après 68, la gauche culturelle vient dénoncer les « prolos ». Camping, au contraire, est supposé être un film de droite, très grand public. Qu’est-ce qu’il raconte ? Un chirurgien-dentiste arrive aux Flots bleus parce que sa bagnole est foutue. Sans ça, il n’y aurait jamais mis les pieds. Il se retrouve avec Franck Dubosc, il est plongé dans une sociabilité populaire qu’il finit par aimer. Au point de ne plus avoir envie de partir ! Pour moi, c’est bien un film de gauche !

Pourquoi, chez les élites, constate-t-on une telle méconnaissance du cinéma populaire, un tel dédain pour les loisirs des plus modestes ?

Il demeure un réflexe de snobisme évident : longtemps, s’il y a du monde qui va voir un film, alors, pour les élites, cela veut dire que c’est un film populaire, donc que c’est vulgaire, c’est sale, ça pue, etc. Être de gauche, c’est aussi une distinction, c’est prendre sa part à « la révolte des élites », décrite par Christopher Lasch. Moi, je me dis populiste. Au début, je ne comprenais pas pourquoi c’était une insulte. J’avais lu les auteurs populistes (Dabit, Guilloux, Meckert, Fallet…), des lauréats du Prix du roman populiste. Je suis allé regarder la définition dans le dictionnaire, c’est : « courant littéraire s’appliquant à décrire avec réalisme la vie des gens du peuple », tu vois. Décrire avec réalisme la vie des gens du peuple, cela ne devrait pas être une insulte, mais un objectif.

Je parle souvent du divorce, du divorce matériel, économique puis politique, entre la gauche et le peuple : dans les années 1980, la mondialisation trace comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus. Mais s’ajoute à cela un divorce culturel : la pétanque, le camping, le tuning, Patrick Sébastien, c’est popu, et donc de droite. La fracture culturelle recoupe les statistiques électorales, vues à travers le prisme de l’éducation : les non-diplômés, ou faiblement diplômés, votent pour le FN, pour Marine Le Pen. D’après Emmanuel Todd, avec 20 % de diplômés du supérieur, on atteint une masse critique : ceux-là qui partagent une même culture peuvent vivre entre eux, sans chercher d’alliés, et même en dénonçant les autres, plus ou moins subtilement, comme des archaïques, des retardataires et ainsi de suite. Cela se traduit par un certain nombre de symboles culturels qui sont dénigrés ou simplement ignorés.

Dans son dernier roman, Connemara, Nicolas Mathieu montre que la chanson de Michel Sardou, Les Lacs du Connemara est appréciée par deux classes différentes : l’une qui l’écoute au premier degré, le popu, une autre au second degré, les anciens étudiants en école de commerce. Il y a du commun qui se crée mais avec l’ambiguïté que deux personnes n’y entendent pas la même chose. Comme en politique, la communion n’est souvent que précaire, avec du flou.

Quand as-tu pris conscience de ce divorce culturel ?

Quand j’étais en fac de lettres, j’ai eu une épiphanie, un de ces moments où ta vie se transforme, comme une révélation. C’était en lisant Le racisme de l’intelligence, de Pierre Bourdieu . Cela paraît aujourd’hui un lieu commun, mais c’est la force des grands intellectuels que de révéler des évidences, de porter des concepts qui ensuite apparaissent comme ayant toujours été là. Dans ce texte, Bourdieu explique que si le racisme ou l’homophobie sont dénoncés, il existe un autre racisme, encore plus répandu, le racisme de classe.

Par exemple, les classements scolaires, c’est un euphémisme qui recouvre les hiérarchies sociales, les quotas sont appelés des numerus clausus et les déficiences sociales des cas cliniques. À chaque fois, la science, ou plutôt une scientifisation apparente du discours, vient en renfort pour légitimer une domination. Quand je lis ça, je suis chez mes parents. C’est l’hiver, je le lis le dos collé au radiateur. Une espèce de brouillard se met devant mes yeux. Je ne sais pas, franchement, si ça a duré trente secondes, cinq minutes ou une heure, mais alors, je relis complètement ma vie.

Je suis d’origine populaire : mes grands-parents tenaient, côté maternel, un bistrot dans le Pas-de-Calais, et de l’autre côté, c’était la plus petite ferme du village, des prolos de la paysannerie. Mon père a franchi toutes les barrières éducatives et est devenu ingénieur. Avec Le Racisme de l’intelligence, je revois ma vie, au milieu de quoi j’ai grandi : le jardinage, la chasse, le foot. J’ai passé tout mon collège à être traité de plouc, de péquenot, de bouseux, probablement parce que je le portais en moi. Peut-être qu’il m’en reste encore quelque chose ! Mais quand j’accède à l’université, je vais au théâtre, on m’enseigne la littérature. Je pense que j’aurais pu à ce moment verser dans le snobisme, me détacher de ma classe d’origine et au fond la trahir. En gros, je lisais Charlie-Hebdo qui se moquait du camping et du foot. Je pouvais adhérer à ça. Je lis le texte de Bourdieu et je me dis : « C’est pas possible, tu ne vas pas renier tes origines populaires, tu ne vas pas être dans ce mépris de classe. » C’est déterminant sur le chemin que je vais emprunter ensuite, sur ce que je vais produire.

En quoi ?

Le premier texte public que j’ai écrit, en 1997 il me semble, clamait oui à l’accordéon, oui au jeu de boules, oui au camping ! Un grand intellectuel parisien est passé par là, il a déclaré que c’était du fascisme ! Le journal Fakir s’est lancé pour ça, notamment, par volonté de comprendre les autres, leur regard, leurs pratiques, leurs envies. J’ai réalisé un long reportage, « Requiem pour un camping ».

Au Crotoy, le camping municipal doit fermer et les gens protestent – une histoire similaire se trouve d’ailleurs dans Camping 3 ! –, des gens du Nord, mères célibataires, intérimaires ou retraités, y ont leurs habitudes ; depuis l’après-guerre, ils trouvent là leur temps de respiration et de repos. Un ado, handicapé, passe tous les matins à vélo pour livrer les journaux. Je sais que des lecteurs, des enseignants, ont changé leur regard sur le camping suite à ce texte, moins dans le mépris, plus compréhensif.

Quelle alternative trouver, à l’instar de René Fallet, pour ne pas couper les ponts, pour ne pas devenir un « transfuge de classe » comme on dit aujourd’hui ?

Je suis le cul entre deux classes. Quand je travaillais pour Là-bas si j’y suis, je suis parti faire un reportage, à Bourg-en-Bresse, sur un foyer qui fermait. Parmi les personnes qui y habitaient, il y avait des femmes battues, un jeune homosexuel en rupture familiale, un routier qui travaillait tellement qu’il était devenu dingo : la nuit en conduisant, il voyait des zombies sur la route ! Le jour de janvier où je suis sur place, il y a les vœux du préfet. Les gens du foyer ont installé des tentes dans le parc, devant la préfecture. Les notables en costume rentrent à l’intérieur, mangent des petits fours. Devant les grilles de la préfecture, je vois un gars qui joue de la guitare, du Renaud. Je lui demande : « Alors, vous rentrez pas ? » « Ben non, moi, je pourrais rentrer, mais j’ai choisi d’être avec eux ». Voilà, représentée spatialement, la position de ceux qui ont le choix. Quand est entre deux classes, l’éducation est une arme qu’on remet entre vos mains. On peut basculer d’un côté ou de l’autre.

Tes films plaisent également parce qu’ils ont une dimension de farce populaire, capable de parler à un grand nombre. C’est un choix autant qu’un goût ?

Merci Patron, comme La Soupe aux choux, est un film complètement carnavalesque. J’aime bien les costumes, les carnavals, quand le haut passe en bas et que le bas passe en haut. Et oui, je fais le choix du populaire, d’essayer au moins, jusque dans mes titres de films, qui sont des tubes, comme la chanson des Charlots (Merci Patron). Dans le documentaire, il y a deux lignes : Joris Ivens ou Michael Moore. L’un, qui filme des paysans chinois durant quatre heures, et c’est un style. L’autre, qui emprunte les formes commerciales, pour les détourner. J’ai choisi Michael Moore, pour que tout le monde puisse accrocher.

Par contre, avant que Merci Patron ne sorte et ne rencontre un certain succès, je l’ai montré en petit comité dans les milieux de la gauche parisienne autorisée. L’accueil a été glacial. Comment pouvait-on rire de ça ? « Tu ne montres pas une lutte collective ! » « C’est une farce ! » Ce que tu racontes sur La Soupe aux choux, je l’ai vécu avec Merci Patron : eh bien oui c’était une farce ! De même que les critiques ont dénoncé la représentation des paysans de ta Soupe, de même on me disait que je me moquais des Klur dans Merci Patron ! Alors qu’on rit ensemble. Des situations tragiques, en vingt-trois ans de reportage, j’en ai vécu assez. Eh bien, même quand les gens vivent une mouise totale, malgré tout, on rit ! On garde l’énergie et l’espérance du rire.

En plus, à gauche, j’ai l’impression que rire demeure un truc grossier. Tu ouvres ta bouche, tu fais du bruit avec ton corps. Dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, on tue ceux qui veulent trouver le manuscrit d’Aristote sur la comédie. Parfois, la gauche a joué les nouveaux inquisiteurs traquant le rire. Moi, j’aime rire, j’aime faire rire, mais aussi créer de l’émotion. Parfois, des gens me disent : « Mais votre film est vraiment basé sur l’émotion… », c’est pour eux un reproche, c’est pour moi un compliment. Je veux qu’il y ait de l’émotion : on accroche les gens par les affects. Comme en politique, d’ailleurs : on ne vote pas parce qu’on a bien comparé les programmes ! Ce n’est pas une comparaison rationnelle, comme entre les prix chez Leclerc et les prix chez Carrefour. C’est un instinct.

Vois-tu la gauche renouer avec les plaisirs de la culture populaire ?

Je suis assez optimiste. Quand j’étais au Centre de formation des journalistes, j’ai adoré Amélie Poulain, un film magique et généreux, et je me souviens qu’il ne fallait pas aimer. Je suis convaincu que ce mépris ne serait plus assumé avec la même morgue. Le mépris peut aussi disparaître : maintenant, on joue aux boules au canal Saint-Martin ! Je trouve ça bien. Cela génèrera peut-être des rencontres entre les gens qui jouent sur la place publique dans l’Aveyron et le graphiste parisien descendu en vacances.

La gauche aujourd’hui a beaucoup besoin d’émotion. L’émotion, comme le cinéma, c’est étymologiquement le mouvement. L’émotion met en mouvement. Je l’ai vu avec mes films, ça ranime les gens. Je n’ai pas envie d’une gauche sèche et triste, quoi. Dans Histoire d’un Allemand, Sebastian Haffner raconte que, quand Hitler est arrivé au pouvoir, ce qui l’a le plus aidé, c’était la dépression collective. Les gens se sont « laissés aller » au nazisme. Il faut combattre par la joie, amener de la joie. Les gens n’ont pas envie seulement de réflexion, de jus de crâne. Je ne veux rien faire sans une fanfare !

Pendant la crise du Covid, je me suis rendu compte que le pays allait mal pour des raisons matérielles, mais aussi pour des raisons spirituelles : les âmes s’affaissent. Roosevelt, quand il met en place le New Deal, lance des grands travaux mais initie aussi une politique culturelle, des peintres, des poètes, des musiciens, des acteurs sont envoyés à travers les États-Unis. Il déclare qu’un pays, ça tient également par son âme. C’est pas seulement les bras qu’on emploie, c’est aussi l’âme qu’on éveille.

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