Glucksmann, Arcelor et le travail : un planneur politique.

Cher Monsieur Glucksmann,

Bon, je me transforme en agence postale. Tant pis.

Comme je me rends, ce midi, chez Arcelor à Dunkerque, dans mes papiers, je suis retombé sur un long entretien que vous avez donné au Monde le mois dernier, que j’ai d’abord lu avec satisfaction. « Notre projet est centré sur le travail et les travailleurs », dites-vous.

« Il s’agit de proposer un nouveau contrat social. »

« Des choix politiques ont défavorisé les travailleurs depuis quarante ans. »

« Les gens me disent qu’ils bossent mais qu’ils n’y arrivent pas. »

« L’augmentation des salaires est l’enjeu fondamental. »

Votre conversion, votre nouvelle priorité, j’en suis ravi.
(Il faudrait mettre à jour le site de Place publique : le « travail » n’y est nulle part mentionné, ne figure à aucun endroit parmi les « Urgences »).


Voilà des années, des décennies même, vous le savez, que je plaide pour « le travail et les travailleurs », pierre angulaire du pays. Que je dénonce des « choix politiques » opérés « depuis quarante ans »,

➡️ l’Europe de Jacques Delors,

➡️ de l’Acte Unique,

➡️ de Maastricht,

➡️ d’Amsterdam,

➡️ de Lisbonne,

➡️ des élargissements à l’est,

➡️ la mondialisation de Pascal Lamy,

➡️ des Accords du Gatt,

➡️ de l’Organisation mondiale du commerce, qui ont broyé notre industrie, « défavorisé les travailleurs » (et favorisé le Capital).

Tous les week-ends, chez moi, j’entends ces existences empêchées, entre autres, par le porte-monnaie, ces « gens qui bossent mais qui n’y arrivent pas », des éboueurs qui se lèvent à 4 h du matin et qui paient des agios le 5 du mois, une aide-soignante qui se prive de vacances et qui prive sa fille de poney, une assistante maternelle à la retraite, 1039 €, et qui me confie avec honte qu’elle se fournit au Secours populaire et qui m’interroge : « Qu’est-ce que vous pourriez faire ? »

Alors oui, comme vous le réclamez, oui à « l’augmentation des salaires » comme « enjeu fondamental », oui à un « nouveau contrat social. » Sur ces choses que j’ai tant répétées, il n’y a pas de copyright, aucun droit de propriété : je suis heureux de votre révélation. C’est un espoir, pour moi, que ce diagnostic soit largement partagé. Pour que, comme je le radote, « tous les Français, tous les habitants de notre pays, puissent vivre de leur travail, bien en vivre, et non en survivre, et bien le vivre ».

Votre virage idéologique, donc, je m’en félicite.

Mais passons des généralités au concret.

Aussitôt après, dans cette interview au Monde, vous êtes interrogé sur Arcelor-Mittal. Et vous répondez :

« La nationalisation n’est pas la solution dans cette affaire précise. L’enjeu, c’est la conditionnalité des aides, car il est inadmissible qu’une entreprise reçoive 800 millions d’euros de l’Etat puis délocalise des emplois. »

Je le dis d’emblée : vos réserves sur la nationalisation, je n’en suis pas choqué. Je me suis moi-même avancé sur ce chemin avec prudence : dans ma conception, l’Etat doit faire faire, et non faire. C’est un chef d’orchestre, qui coordonne, dirige, accompagne, et qui n’a pas la prétention de jouer tous les instruments. Et hormis la SNCF, EDF, les autoroutes, hormis ces « infrastructures-tuyaux », jamais, dans mes combats passés, chez Goodyear, Whirlpool, Flodor et compagnie, jamais je n’ai demandé que l’Etat fabrique des pneumatiques, des lave-linge ou des chips, jamais jusqu’alors je n’avais prôné la nationalisation : l’intervention de l’Etat, oui, toujours, mais par d’autres biais, la non-homologation des licenciements, la socialisation via une coopérative, la confiscation des machines, et bien sûr, mon dada : la protection aux frontières.


Je me suis résolu à la nationalisation, dans ce cas, pour deux raisons. D’abord, il s’agit de l’acier, indispensable à toute industrie, d’automobile, d’agro-alimentaire, d’armement, etc. Comment perdre la sidérurgie et prétendre encore à la « souveraineté » ? Egalement, parce que j’ai écouté les ouvriers, de Dunkerque, de Florange, de Montataire, de Basse-Indre : tous décrivent un outil de production en perdition, un sous-investissement depuis le rachat par Mittal en 2006, avec des toits percés, des cuves fissurées, des poutres cassées, des hauts-fourneaux à l’arrêt. Que faire ? Que faire quand un propriétaire n’entretient pas des sites stratégiques, les abandonne ? Que faire quand il délocalise lentement sa production vers l’Inde ou le Brésil ? A l’inverse de vous, « dans cette affaire précise », la nationalisation m’apparaît la solution, ou plutôt, plus modestement : un début de solution. Qui réclame, encore et toujours, derrière, la protection aux frontières…

Votre désaccord, je le redis, sur la nationalisation, ne me gêne pas. Cela mérite débat. Moins avec moi qu’avec les premiers concernés, les salariés, leurs syndicats.

Or : avec qui, avec quels ouvriers d’Arcelor en avez-vous discuté ?

Sur Google Actualités, « Raphaël Glucksmann visite Arcelor » donne : « Aucun article d’actualité ne correspond à votre recherche ».

Sur vos comptes X, BlueSky ou Instagram, pas la moindre mention d’Arcelor : c’est un record !

Depuis l’automne, depuis que Mittal a annoncé les fermetures de Reims et Denain, puis les six cents suppressions de postes dans le nord, depuis six mois qu’a débuté la crise, vous ne vous êtes rendu sur aucun site d’Arcelor. Vous n’avez rencontré aucun ouvrier.

Dès lors, d’où tirez-vous cette certitude que : « la nationalisation n’est pas la solution dans cette affaire précise » ?

A ne pas rencontrer les ouvriers, les syndicats, vous racontez des âneries. « L’enjeu, c’est la conditionnalité des aides », énoncez-vous : là-dessus, pas de souci, je défends depuis des années « la règle des 3 C : Ciblage, Conditions, Contrôles ». Mais vous poursuivez : « Il est inadmissible qu’une entreprise reçoive 800 millions de l’Etat puis délocalise les emplois. » C’est un contresens, une stupéfiante ignorance. Car justement non : « dans cette affaire précise », Arcelor a refusé les 850 millions d’euros.

La firme a préféré s’asseoir sur cette méga-subvention et annuler le projet de décarbonation. C’est d’ailleurs tout le problème ! Comment pouvez-vous ignorer cette donnée, qui est la clé du dossier ? qui est la source de l’inquiétude pour le futur ?

Le désaccord, alors, ne porte pas seulement sur le fond, sur la nationalisation. Mais sur une attitude politique, sur une manière de faire : avec les gens, à leurs côtés, les écoutant, leur répondant. Ou à distance, avec une forme d’arrogance, depuis le Paris des sachants, avec une position d’aplomb. Vous pouvez, bien sûr, avoir le meilleur des programmes, des promesses de « nouveau contrat social », des grandes envolées sur la « démocratie », mais une démocratie sans le pays ?

Dans votre posture, le « travail » serait repensé d’en-haut, mais pas « avec ». Pas avec les femmes de ménage, avec les infirmières, avec les artisans du bâtiment.

Le monde du travail souffre déjà des « planneurs » : des cadres, détachés des ateliers, des bureaux, et qui, depuis les sièges sociaux, les cabinets-conseils, les ministères, édictent à distance, par des process, des logiciels, comment doit se faire le travail, engendrant du malaise, du malheur.

Aura-t-on droit à un « planneur politique », qui – comme vous le reconnaissez – « se sent plus à l’aise à New-York ou à Berlin qu’en Picardie » ?

De la loi El Khomri à la retraite à 64 ans en passant par la loi Travail, les contre-réformes se mènent sans la démocratie, et même contre la démocratie sociale : est-ce un chemin que vous comptez poursuivre ?

Avant de forger vos convictions, vous n’écoutez pas les ouvriers, les salariés.

Vous claquez la porte à une primaire, vous refusez que vote le peuple de gauche.

Peut-être accepteriez-vous, au moins, un débat sur ce thème qui vous est désormais cher, et même prioritaire : le travail.

Bien à vous,

François Ruffin.

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