C’est un CNR, qu’il nous faut désormais : un appel à tous les républicains authentiques, aux voix et personnalités libres des chapelles de partis, libres des puissances de l’argent, libres des ingérences étrangères, tous ceux qui n’ont pas sombré avec la Macronie agonisante ou sur la pente du pire. Non pas pour « faire barrage », en défensif. Mais pour réveiller un espoir, en propulsif. Sur deux piliers affirmés : progrès social et indépendance nationale. Nous devons « étonner la catastrophe » qui s’annonce. Il nous faut essayer quelque chose.

Quel regret de n’avoir pas un Alfred Jarry pour réécrire un « Ubu roi de l’Elysée » ! Depuis un an, et en vérité depuis bien plus longtemps, Emmanuel Macron a installé le chaos dans le pays. Le chaos budgétaire. Le chaos politique. Avec à la clé un spectacle pathétique, une télé-réalité : un Premier ministre qui, en moins de vingt-quatre heures, nomme un gouvernement, démissionne, est re-missionné, re-démissionne, avant d’être re-re-missionné. Un Bruno Le Maire, responsable et coupable d’un déficit géant, mille milliards supplémentaires, creusés à la pelleteuse, revenant imposé par le président, qui appelle le standard du ministère de l’Intérieur… et le raconte sans honte devant micro et caméra. Ledit Retailleau, sans pitié avec les sans papiers à expulser, mais qui tremble devant Wauquiez, et le pays otage des querelles de LR. Qu’ils nous manquent, les Guignols de l’info, qu’on puisse en rire plutôt que d’en pleurer.
L’indépendance de la France
Pendant ce temps, ce qui est en jeu, c’est l’indépendance de la France. Devait être discutée, ce mercredi, à l’Assemblée, une résolution de notre camarade Emmanuel Maurel pour refuser l’accord entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Avec, on le sait, des taxes à 15% d’un côté et 0% de l’autre. Mais l’essentiel, pour nous, est ailleurs, dans ce que tait la Commission, ses engagements :
1/ de ne pas toucher aux services numériques, aux Gafam américains ;
2/ d’acheter largement aux Etats-Unis notre armement ;
3/ de nous fournir en énergie, gaz de schiste et pétrole des sables bitumineux, chez eux.
C’est-à-dire de renoncer à notre souveraineté politique, notre souveraineté militaire, notre souveraineté énergétique. L’Europe choisit la vassalité plutôt que la liberté, et évidemment, la France devrait être le point de résistance, la nation qui vient dire « non » à cette soumission. Mais notre Assemblée est fermée, et ce message ne sera pas porté. De toute façon, au vu de notre enlisement, notre influence confine au néant. Et le chef de l’Etat avait déjà tranché pour se plier, pour se courber.
De même, je reviens du Salon de l’élevage, à Clermont-Ferrand, où j’étais porteur d’une résolution, transpartisane, signée par plus de cent députés, contre le traité avec le Mercosur, pour le dénoncer devant la Cour de Justice de l’Union européenne. Nous avons fait de la Chine l’usine du monde : qu’on ne fasse pas du Brésil la ferme-usine du monde, ou de l’Ukraine la ferme-usine de l’Europe. Mais il n’y a pas de ministre de l’Agriculture, aujourd’hui, pas de gouvernement, et je dirais, pas de président, pour défendre nos paysans et mener le combat à Bruxelles. Pour s’opposer avec fermeté à une Ursula von der Leyen qui, suicidaire, veut faire de l’Union européenne « la championne du libre-échange », pour la renvoyer à Berlin et à ses véritables fonctions : lobbyiste de l’industrie automobile allemande.
Nous subissons une triple offensive, de nature diverse : les drones russes, les surcapacités industrielles chinoises, l’impérialisme illibéral (pour ne pas dire fasciste) américain. Le tout avec des complices européens. Il nous faudrait une France puissance, ou au moins force d’influence, pour imposer un autre chemin, et à la place, nous avons le silence, l’absence, l’inexistence.
Le raidissement de la bourgeoisie
Heureusement, il y a les Françaises et les Français. Eux font tourner les hôpitaux, les écoles, les entreprises, les associations, les communes, pays qui ne tient plus par en haut, mais par en bas. Eux préviennent juste, pour le prochain budget de la Nation : « C’est plus à nous de payer ! Nous avons déjà donné deux années. Nous avons vu nos salaires gelés. C’est leur tour, désormais. »
Avec des demandes de décence et de bon sens :
1/ Que, en matière d’impôts, les petits paient petit et que les gros paient gros, quand aujourd’hui une infirmière est plus taxée qu’un milliardaire ;
2/ Que toutes les travailleuses, tous les travailleurs puissent vivre de leur travail, bien en vivre, et non en survivre ;
3/ Que la retraite à 64 ans, passée en force contre les trois quarts des salariés, contre tous les syndicats unis, contre une majorité des députés, à l’Assemblée, soit abrogée, suspendue;
4/ Que l’hôpital, pilier de l’Etat social, et l’école, pilier de la République, tous deux fragilisés, soient renforcés ;
5/ Que face aux importations des pays à bas coût, pour l’industrie comme pour l’agriculture, on protège nos emplois, notre environnement, notre santé, notre souveraineté ;
6/ Que face aux soins, à l’éducation, à la police, à la justice, tous les citoyens soient traités à égalité, qu’importe leur territoire, leur couleur de peau, leur religion, leur conviction.
Ces demandes, simples, depuis huit ans, Emmanuel Macron est incapable de les entendre, de les satisfaire.
Pourquoi ?
Parce qu’il agit avec la folie de sa démesure, oui
Parce qu’il fait passer l’intérêt de ses amis, des ultra-nantis, avant celui du pays, de notre démocratie. Et parce qu’il agit avec la folie de sa démesure. Il y a bien sûr avec lui une donnée individuelle, psychologique : « un taré à la tête de l’Etat », de la perversité à minima, je persiste et signe.
Mais c’est aussi le mandataire d’une classe, la bourgeoisie, qui se raidit. Comment en arrivent-ils à fâcher le peuple, à mettre en péril la démocratie, juste pour deux années de retraite ? Pour – estime Sébastien Lecornu – trois milliards d’euros par an, quand ils ont baissé les recettes fiscales de 55 milliards ? Pourquoi cet « héritage » leur paraît-il si glorieux, un totem, un tabou, intouchable ? Et de même, pourquoi s’arc-boutent-ils contre les 2% de la taxe Zucman, contre les impôts sur les plus hauts patrimoines, qui ont explosé ces dernières années ? Pourquoi cette rigidité de la classe dominante ?
D’abord, par idéologie : ils sont biberonnés à la rengaine « concurrence-mondialisation-compétitivité », ce sont des fanatiques du marché, et sont incapable de réciter autre chose que ce disque rayé qui tourne en rond depuis quarante années ;
Ensuite, ils sont habitués à gagner : voilà plusieurs décennies que sur le travail « fluidifié », « flexibilisé », et sur le capital « libéré », ils enchaînent les victoires : « La guerre des classes existe, énonçait Warren Buffett, à l’époque première fortune mondiale, et c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la remporter. » Volant de conquêtes en succès, ils ont perdu le sens du compromis.
Mais sa classe est prête à le lâcher, parce que l’instabilité dévisse la Bourse, parce qu’il n’assure plus la stabilité des affaires. Ses premières Ministres Edouard Philippe, Gabriel Attal, le désavouent en public. Ses plus fidèles relais, Le Point, Alain Minc appellent à sa démission.
Et oui, c’est que les puissants ont désormais une solution de rechange : après le temps de la Marine Le Pen sociale à Hénin-Beaumont, voici venu celui du Bardella libéral, ami du Medef, promettant de continuer comme avant, de faire du Macron sans Macron, « baisse des charges » et tout le tralala, que tout change pour que rien ne change. Les grands argentiers – comme le montre Laurent Mauduit dans son ouvrage – sont prêts à cette collaboration, certains par conviction, d’autres par leur cupide résignation.
Que peut faire la gauche, alors ?
Depuis dimanche, je reçois des messages, de militants, de députés, qui m’enjoignent de renouveler, comme l’année dernière, mon appel à un Front populaire, à des partis unis.
Je leur réponds, lucidement : l’histoire ne repasse pas les plats.
Rejouer la même scène, c’est du réchauffé.
Chaque situation particulière réclame une réponse particulière, et donc d’imaginer, d’inventer, plutôt que de répéter.
Alors, oui, l’unité, oui, il la faudra. Nous y œuvrons, nous l’exigeons.
Mais à l’évidence, elle ne produira pas les mêmes effets, ne suscitera pas le même espoir, n’entraînera pas le même élan.
Aussitôt après le 7 juillet, les partis se sont déchirés, « irréconciliables », le Parti socialiste et les Insoumis ont joué le match entre eux, « Qui sera le roi du cimetière de la gauche ? » en priorité, plutôt qu’ensemble contre l’extrême droite et l’extrême argent. A la rentrée encore, à la Fête de l’Huma et ailleurs, les Insoumis dénonçaient « l’union bourgeoise », « les contre-budgets capitulards », partaient à la présidentielle en solitaire, avec un bras d’honneur à leurs partenaires. Et voilà que, soudain hantés par le spectre de la dissolution, de leur propre dissolution, ils se saisissent d’un coup du drapeau de l’« unité » ! Ces changements de ligne, en 24 heures, les dirigeants de la FI nous y ont habitués, c’est fréquent en politique : on peut d’ailleurs faire de bons choix pour de mauvaises raisons. Moins pour changer le pays que pour garder sa place. Et que dire du tournez-manège socialiste « nommez-nous Premier Ministre ! », plutôt que d’aller à l’os, dans le dur, même si ça ne rentre pas dans les calculs, au risque de perdre, oui, c’est la démocratie : le retour aux élections, au peuple, le seul souverain, démission de Macron ou dissolution.
Ce côté superficiel de l’unité, artificiel, moins offensif que défensif, ce sauve-qui-peut pour sauver notre peau saute aux yeux. Les réunions des chefs à l’hôtel ou en visio, avec à la sortie des communiqués qui alignent des logos, qui croit encore à leur effet propulsif ? Plus moi, plus cette fois, et je pressens chez les gens, les militants, les sympathisants, dans le « peuple de gauche » le même flottement.
L’union, oui, il la faut, c’est une condition nécessaire, mais aujourd’hui infiniment insuffisante.
D’autant que, l’an dernier déjà, la gauche l’a emporté oui, mais elle n’a pas gagné. Elle a empêché le Rassemblement national de l’emporter, et c’était déjà un exploit ! Mais comment l’a-t-on fait ? Par, après le Front populaire, un autre front, le Front républicain. Qui lui aussi est affaibli, fragilisé, quinze mois après.
Parce qu’il a abouti, par la faute du président, oui, à cause de son entêtement, c’est vrai, mais il a abouti à une Assemblée bloquée. Parce que la droite et l’extrême droite s’homogénéisent, sinon fusionnent. Parce que les forces de l’argent et celles de l’extrême droite se rapprochent. Parce que la société s’est habituée, s’est largement accoutumée, à l’idée d’une entrée de Le Pen ou Bardella à Matignon ou à l’Elysée.
Pas moi, pas nous : ce sombre scénario, nous, nous ne l’acceptons toujours pas.
Malgré la cravate et la respectabilité de façade, rien n’a changé : le RN au sommet de l’Etat, nous le paierons d’un prix cher.
Nous le paierons de nos libertés, associatives, syndicales, politiques. « La liberté, me disait Maurice Kriegel-Valrimont, grand dirigeant de la Résistance, la liberté, on ne sait pas ce que c’est, mais quand on la perd, on sait. »
Nous le paierons, au-delà des mesures prises d’en haut, par les forces obscures qui seront libérées d’en bas. Et les premiers frappés, les plus durement touchés, seront les habitants des quartiers, les immigrés et leurs enfants.
Nous le paierons de la honte : dans notre France, jamais l’extrême droite n’est arrivée au pouvoir par les urnes, seulement par la défaite de nos armées, laissant des traces noires dans nos mémoires. Voilà donc la trace que nous laisserions dans l’Histoire ?
Réveiller la République
Je ne suis pas résigné. Au contraire, il y a des ressorts, encore, pour un sursaut, pour « étonner la catastrophe », pour en sortir par la voie du bonheur partagé, pour chasser cette inquiétude, devenue une certitude : « Nous vivons moins bien que nos parents, et ce sera pire que nos enfants », pour soulever un espoir, le véritable antidote au RN, l’espoir.
L’unité de la gauche n’y suffira.
C’est à une unité du pays, qu’il faut appeler.
Au Front populaire doit succéder le CNR, ce temps où gaullistes et communistes, ensemble, ont refondé la Nation, son contrat social. Nous devons nous lier à tout ce que le pays compte de démocrates, de républicains authentiques, d’hommes et de femmes libres, libérés des pressions d’un parti, des puissances de l’argent ou des influences étrangères. Des hommes et des femmes, libres, qui placent l’intérêt général, national, avant leurs intérêts particuliers, avant leur porte-monnaie, qui n’ont pas glissé sur la pente du pire.
Il en existe. Il en existe partout. Il en existe beaucoup. Dans les syndicats, dans les entreprises, dans les associations, dans les ateliers comme dans les bureaux.
Il faudra quelques figures, bien sûr, pour l’incarner, pour le porter, des figures d’indépendance, prêtes à bousculer leur camp, dépassant les querelles de chapelle, s’arrachant à la boue et à la gadoue des bricolages, des raccommodages, assumant leurs désaccords, affichant leurs accords.
Il ne s’agit pas, là, d’un « gouvernement national », et encore moins « technique » pour colmater, pour rabibocher, pour passer vaille que vaille un budget. Il ne s’agit pas de préparer en conclave telle ou telle élection. Nous visons au-delà : rouvrir un horizon, offrir une vision. Alors que « le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », contre cette asphyxie, contre cet étouffement, il nous faut remettre de l’air et de l’imaginaire. Bref, faire de la politique.
Car la politique, la « vie de la cité », n’est plus discutée, débattue, là où elle devrait être. Le gouvernement voit défiler, en un jeu de chaises musicales, des ministres inconnus, sans passé et sans projet. L’Assemblée est fermée depuis des mois, d’habitude j’en garde un Smic, reversant le reste, mais même là, c’est trop, payé à rien faire, je garde juste une prime Mercosur. Et quand elle rouvrira : qui espère que le futur de la France sera disputé là-bas ? Quant aux partis, rabougris, presque vides de militants, de citoyens, ils sont pris dans l’immédiat, des réunions de négociations pour la dissolution, de la tactique pour préserver les boutiques.
Et pourtant, si : la politique, devant leur poste de télé, au café, à l’atelier, au marché, les Français n’arrêtent pas d’en parler. De l’école, de l’hôpital, de l’insécurité, des impôts, du boulot… et des guignols là-haut ! Eux le sentent, le savent, que la nation est en danger, qu’elle a plus que jamais des défis à affronter, à relever. Mais où les solutions, les options sont-elles confrontées ? Nulle part.
Alors, il faut que les républicains viennent réveiller la République. Qu’ils la secouent, qu’ils la retirent des mains mesquines des médiocres, de leurs postures et impostures. Qu’ils lui rendent son éclat, simplement par leur franchise. Qu’ils nous disent : « Voilà à quoi je crois. Voilà ce qui, d’après moi, est bon pour l’intérêt général. » Qu’ils ne taisent pas leurs différences, leurs divergences, mais qu’ils montrent le commun, et que pour l’avenir ils rouvrent un chemin. Qu’ils s’appuient sur deux piliers, affirmés : le progrès social et la souveraineté nationale. Bref, que nous fassions France ensemble.
« Il faut essayer quelque chose », ordonnait Roosevelt. Le pays ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé.
Essayons quelque chose.
François Ruffin