Cette interview a été publiée le 1er décembre 2022 sur le site du Figaro.
Vous voulez remettre la valeur travail au coeur du village, quitte à secouer la gauche. Là, sur les retraites, vous peignez un Emmanuel Macron en maître des horloges menaçant, qui veut faire travailler plus longtemps. N’est-ce pas contradictoire?
Les deux sont liés, au contraire. L’histoire du mouvement ouvrier, c’est la dignité par le travail, pour en vivre. C’est libérer du temps hors travail, par le dimanche chômé, par le samedi à l’anglaise, par les congés payés. Et surtout par cette « nouvelle étape de la vie » qu’est la retraite… On ne peut pas réduire l’être humain à la production- consommation. Une part de l’homme doit échapper à la machine économique pour s’occuper de ses petits-enfants, aller à la pêche, diriger le petit club de foot. Ce temps de repos peut être étendu : nous défendons la retraite à partir de 60 ans avec 40 annuités. Mais voilà qu’il régresse, que les avancées technologiques ne conduisent plus à du progrès humain. Voilà qu’on assiste au retour de la pauvreté chez nos aînés. Le passage de 60 à 62 ans, c’est une augmentation de 152 % du recours au RSA! À 60 ans, un Français sur quatre n’est ni en emploi ni à la retraite mais dans le no man’s land du chômage, de l’inaptitude… D’ailleurs, qui est le premier adversaire de cette réforme ? Emmanuel Macron. En 2019, lui-même déclarait : « Quand on est peu qualifié, quand on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans ! C’est ça, la réalité de notre pays! »
Emmanuel Macron n’est-il pas sous pression de Bruxelles pour conduire sa réforme alors que l’âge de départ à la retraite est à 65 ou 67 ans ailleurs en Europe ?
La pression de l’Europe, c’est quand ça l’arrange ! Il l’affiche d’ailleurs dans ce que j’appelle son « programme caché » , le « programme de stabilité » qu’il a adressé à la Commission. Il promet de « baisser les impôts de production » en finançant par « la réforme des retraites notamment » . Nous vivons un temps d’indécence! Alors que le CAC 40 annonce 44 milliards de dividendes en un trimestre, qu’on se gave là-haut de superprofits, auxquels le gouvernement ne touche pas, on va gratter des miettes sur les pensions des gens modestes.
Alors pourquoi, selon vous, cette insistance du chef de l’État ?
Pour l’Élysée, il s’agit de « maintenir une grande ambition réformatrice » . Je trouve ça pathétique. C’est ça, sa « grande ambition » par les temps qui courent ? Ils l’ont tous fait, d’Édouard Balladur à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. Quelle banalité ! Alors que notre pays, et le moment, exigent une véritable ambition réformatrice. Le vrai grand défi, c’est le défi climatique. J’attends un Roosevelt 1942! J’attends que le chef de l’État mette sur pied une économie de guerre climatique! Mais déjà, si son mandat servait à rénover les cinq millions de passoires thermiques, à faire arriver à l’heure les trains du quotidien, à relever l’école, ce pilier de la République, à faire que médecins et infirmières ne désertent plus l’hôpital…
Cette réforme pourrait être bloquée par le pays ?
Je le souhaite, bien sûr, je descendrai dans la rue pour ça. Est-ce que ce sera suffisant ? Je l’ignore. Mais là, je voudrais alerter sur l’unité de la nation. Dans quel moment sommes-nous ? Les esprits sont déjà usés, exaspérés, par les années Covid, avec derrière la guerre en Ukraine, l’inflation, les factures d’énergie. Un président réélu, ce printemps, sans élan, qui dispose d’une majorité de raccroc. Et c’est sur cette base sociale fort étroite, c’est dans cette société à fleur de peau, qu’il prétend passer sa mesure ? Alors que 7 Français sur 10 y sont opposés ? Même s’il réussit, ces choses laissent des traces dans la durée. Ça installe du ressentiment. Les gens se disent : « Si c’est ça la démocratie, à quoi bon la
démocratie ? »
L’affaire Kohler pourrait-elle renforcer encore cette méfiance ?
C’est presque un détail. Le secrétaire général de l’Élysée est poursuivi pour « prise illégale d’intérêts » , mais c’est tous les jours qu’ils organisent la prise légale d’intérêts ! De General Electric à McKinsey, en passant par Technip, Sanofi, Uber, avec ce monde des affaires comme mécène de sa campagne 2017. Parler de lobby, c’est trop faible : ça suppose une pression de l’extérieur. La vérité, c’est que l’État est aujourd’hui colonisé de l’intérieur par des intérêts privés, jusqu’à son sommet. Emmanuel Macron, c’est l’homme de la finance avant la France. Ou plutôt, il confond les deux : ce qui est bon pour ses amis financiers sera bon pour les Français…
Les Insoumis peuvent-ils donner des leçons au vu des réactions du mouvement dans l’affaire Quatennens, qui foule les valeurs féministes prônées jusque-là ?
Ma position, depuis le départ, c’est qu’on doit se donner le temps, laisser la poussière retomber. Il ne doit pas y avoir de forcing à la démission, mais pas non plus de forcing à un retour précipité qui fait du mal à la cause féministe, à notre groupe parlementaire et à Adrien Quatennens lui-même. Je ne vois pas l’urgence de trancher à vif, alors que la justice ne s’est pas prononcée, alors que les esprits sont échauffés en tous sens.
L’absence de démocratie dans le mouvement n’est-elle pas à l’origine de tels choix ?
On gagnerait à entendre toutes les voix et à en tenir compte dans nos décisions. Je fais le pari que ça va changer. Je l’espère en tout cas. Mais au-delà de cette seule affaire : nous vivons une révolution féministe. Qu’une gifle soit considérée comme un geste grave, que les pressions sexuelles ne soient plus tolérées, c’est bien, mais c’est nouveau. Selon les sondages, 8 femmes sur 10 ont déjà subi du harcèlement sexuel. C’est un phénomène massif qui traverse toutes les organisations, pas seulement les politiques, mais la culture, les médias, les syndicats, les assurances, les usines… Ces institutions, il faut les guider, les aider à la prise de décisions, à accompagner les victimes avec une charte nationale par exemple, en attendant que la justice tranche. Sinon, on assiste à quoi ? À du bricolage, chacun dans son coin, au cas par cas.
« Emmanuel Macron, c’est l’homme de la finance avant la France. Ou plutôt, il confond les deux : ce qui est bon pour ses amis financiers sera bon pour les Français…