« On est en grève depuis un mois, pour notre santé, pour pas crever, et où est l’Etat ? Nulle part. Qu’est-ce qu’il a fait ? Rien. Le député d’ici, Charles de Courson, a proposé sa médiation, que l’entreprise a refusée. L’inspecteur du travail a également proposé sa médiation, refusée. Mais le préfet, le sous-préfet, en vingt-neuf jours, pas une fois ils ne sont venus, jamais ils ne sont intervenus. Pour nous aider à sortir par le haut, les services compétents de l’Etat ne sont pas là. Jamais on n’a reçu un coup de fil, un appui, du ministère. Parce qu’on est trop loin de Paris ? L’Etat nous a abandonnés. Pour eux, on n’existe pas. »
Comme rapporteur de la branche Accident du Travail – Maladies professionnelles du budget de la Sécurité sociale, j’étais hier à Couvrot, dans la Marne, aux côtés des 104 salariés en grève de la cimenterie Calcia. Je vais en venir à leurs témoignages, sur leur manque de sécurité, et leur crainte d’y passer. Mais avant, je veux ici prévenir : eux luttent non pas pour leurs salaires, mais pour leur santé, pour que des morts soient évitées. Et comme ils l’énoncent, ils sont « abandonnés », notamment par l’Etat, par votre ministère. Si, demain, dans les mois qui viennent, un drame devait survenir, ce serait bien sûr, comme l’énonce le Code du Travail, « de la faute inexcusable de l’employeur ». Mais aussi de la vôtre, de votre responsabilité, pour n’avoir pas agi, malgré les alertes, les alarmes – dont celle-ci.
J’en viens aux témoignages, recueillis sur place, très concrets, lors d’une AG improvisée à l’entrée de l’usine.
« Ils ont changé deux ventilateurs pour moins consommer d’énergie, mais sans nous consulter. Du coup, les nouveaux ventilos ne sont pas assez puissants. Normalement, ils doivent refroidir le clinker, le ramener à 80°. Là, il sort parfois à 400°. Ça veut dire quoi ? D’abord, que ça détériore les bandes transporteuses, les tapis, derrière. Ça, c’est juste du matériel. Mais il y a des humains, aussi, il y a nous : le clinker pas cuit, c’est comme de la lave en fusion, ça déborde du four, ça vient par vague, et nous, on vit maintenant avec ce risque-là.
– Lorsqu’il y a un bourrage comme ça, nous, les mécanos, on bouffe du CO, on bouffe des gaz nocifs, qu’on ne connaît pas… On a réclamé qu’il y ait des analyses, ils refusent. Et dans les gaz, quand ça se produit, ça fait comme de la farine, mais très dense. Notre collègue à un mètre, on ne le voit plus. Il faut trouver la sortie, dans ce brouillard, et on se dit quoi ? ‘Je ne veux pas crever, je ne veux pas crever… Je ne veux pas qu’on rajoute mon nom, sur la stèle des morts, à côté du bureau de la direction…’ Voilà ce qui me passe par la tête. Quand tu es au milieu de la tour, que ça t’arrive, tu es comme une souris prise dans la nasse. C’est l’angoisse. Là, en toi, tu dois chercher l’énergie de la survie, te battre pour en sortir, tes jambes tremblent. Et c’est bien pire depuis le rachat, bien pire depuis les travaux effectués. Les accès ont été changés. Les procédures d’évacuation, elles sont effacées, oubliées. Il y a un vrai laisser-aller.
– Mais tu as demandé tout ça ?
– Bien sûr, depuis 2019 je me bagarre. La direction me répond : ‘C’est en cours’. Sans doute, mais c’est long…
– Et vous avez été consultés, avant les nouvelles installations ?
– Non, pas du tout, à aucun moment. Alors que la sécurité, c’est notre affaire à tous. On veut retrouver nos familles le soir, rester entiers… »
Voilà pour le vécu.
Maintenant, qu’on élargisse le cadre : que se passe-t-il chez Calcia ?
D’abord, un changement financier : depuis 2016, ces neuf cimenteries françaises appartiennent au géant Heidelberg Materials, numéro 2 mondial. Deux fours arrêtés, trois plans de sauvegarde de l’emploi, un site fermé, 162 postes supprimés.
Ensuite, un changement industriel : les cimenteries, grandes pollueuses, grandes émettrices de CO2, doivent répondre à des normes environnementales. C’est toute la production qui est bouleversée. Ainsi, les fours brûlent désormais des déchets variés, plastique, sciures imprégnées, pneus, ils servent en fait d’incinérateurs. Ce qui produit bien plus d’arrêts, de bourrages. Ce qui réclame bien plus de maintenance. Ce qui transforme, intensifie les métiers.
Enfin, un changement managérial : les décisions ne sont plus prises par l’encadrement d’ici, de proximité. Elles arrivent de loin, « de tout en haut », par des personnes ignorant le travail réel, vu à travers des tableurs Excel, avec des calendriers intenables, des process jamais testés, des objectifs chiffrés. Et un nouveau directeur arrivé pour cette mise au pas.
C’est ainsi que « la nouvelle organisation » s’est mise en place, sans une véritable discussion avec les salariés, sans qu’ils y soient associés :
« Ils nous ont dit : ‘Ne vous inquiétez pas, ça marche tout seul !’ Eh bien non. Notre vieux matériel avait ses défauts, mais on le connaissait, et on continue à le faire tourner. Mais en même temps, il faut qu’on se mette au nouveau process, des chaînes modernes, avec plus d’automatisation, pour des anciens d’ici, passer à l’écran, à l’informatique, ça demande des compétences, une formation. Mais non, c’est débrouille-toi. Alors, les gars, ils rentrent chez eux, démoralisés, ça pèse. Pour des salariés qui ont des années de métier. Moi-même, ça fait dix-sept ans que je travaille ici, je suis toujours venu avec le sourire : je le perds. »
« L’atelier combustible, une belle installation, ils nous ont pondu ça, ils nous ont dit : ‘Vous appuyez là et ça démarre.’ On devait aller tellement vite, c’est même pas qu’on a bâclé les tests : on n’en a pas fait. On a remplacé les automates sans faire suffisamment d’essais. Du coup, qu’est-ce qui se passe ? Ça bloque tout le temps. Des tas de petites erreurs, qu’on aurait pu modifier, éviter, eh bien là, on doit faire avec, et pour longtemps : parce que c’est un feu continu, on ne va pas l’éteindre pour corriger. La dernière boulette, théoriquement impossible, c’est que le grappin a attrapé la benne du camion ! »
« Le responsable de secteur, on ne le voit plus sur le terrain. Et quand il descend, c’est pour nous mettre la pression. Pour nous rappeler les objectifs de production. Mais c’est pas lui qui va mettre son nez dans les machines toute la journée pour débourrer ! Même si je comprends que, à lui aussi, on lui met la pression, que ça tombe d’en haut, avec leurs objectifs financiers. Et nous, en bas, on court, on court, toujours dans la précipitation. »
C’est maintenant scientifiquement prouvé, mesuré dans toutes les études statistiques : transformer le travail sans les travailleurs, c’est source d’un mal-être. Les risques psycho-sociaux sont alors démultipliés. Le salarié est nié dans son savoir-faire, dans son expérience, nié tout court, comme s’il ne valait rien, comme s’il n’existait pas.
Et c’est bien ainsi que ça s’est produit chez Calcia.
Avec, du fait des bouleversements, des accidents physiques, doigt écrasé, cheville tordue. Mais avec, aussi, des troubles psychiques, insomnies, dépressions, « des copains craquent ».
« Le pire, c’est que non seulement notre direction engendre ces malaises en série, mais en plus, elle conteste à tous les coups les arrêts-maladie. Elle envoie ses médecins pour vérifier. Et la Carsat approuve ça ! C’est d’ailleurs la seule présence de l’Etat… »
La nuit tombe, doucement.
Un dernier salarié sort des rangs : « Moi je voudrais ajouter une chose : l’Etat, il a su nous trouver pour brûler les farines animales. Là, les services vétérinaires, ils ont trouvé notre adresse, et pour nous assurer que non, ce n’était pas dangereux. Même si les collègues vomissaient quand ils intervenaient. Et aujourd’hui, l’Etat a perdu notre adresse. »
Monsieur le ministre, la sécurité au travail, la santé, ça n’est pas qu’un spot télé. L’Etat a une autre responsabilité que de payer des publicités. Quand un conflit surgit ainsi, sur ce sujet, quand il dure 29 jours, et même s’il ne durait qu’une journée : l’Etat doit y mettre son nez. L’Etat doit rétablir la balance, peser pour la Justice, entre la fragilité des salariés et la toute-puissance du capital.