François Ruffin : « Il faut moins de concurrence et plus d’entraide »

"Que reste-t-il de des promesses pour la seconde ligne ? Aucune récompense ! Au contraire : l'inflation et la retraite à 65 ans. Qui pèsent surtout pour elles, pour eux, avec des métiers physiques."

Cet entretien a été publié le 15 décembre dans la version papier et sur le site de La Vie.

La Vie. D’où vient votre intérêt pour le partage de la valeur, un sujet à première vue technique ?

François Ruffin. Avant d’être des chiffres, c’est d’abord une expérience concrète, humaine. En 2001, je couvrais comme journaliste ma première délocalisation, les lave-linge Whirlpool : les ouvriers picards coûtaient trop cher, la production partait pour la Slovaquie. Alors que, dans le même temps, évidemment, l’action en Bourse, les bénéfices, les dividendes se portaient très bien. L’histoire se répète à l’infini dans mon coin : le papier peint chez Abelia Décors, les meubles chez Parisot, les chips chez Flodor, etc. Et puis, un jour, pour une réforme des retraites, sous Sarkozy je crois, je me rends à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Là, le directeur marmonne : « De toute façon, tout est lié au partage de la valeur ajoutée, avec le travail qui a perdu 10 points depuis les années 1980. » Je lui réponds : « Pardon, je n’ai pas compris. – Eh bien oui, le capital a gagné à peu près 10 points de PIB. » Je calcule vite fait dans ma tête : ça fait 200 milliards d’euros par an ! C’est un hold-up tranquille ! Comme ça me paraît être un point aveugle du débat économique, j’en fais une émission de radio, des tracts, une saynète… C’est en fait 9,3 %, et de façon assez brutale, entre 1983 et 1989, très directement liée à la désindexation des salaires sur l’inflation.

Comment expliquer un tel déséquilibre ?

C’est lié à la mondialisation. Selon le théorème des économistes Stolper-Samuelson, à l’ouverture des économies répond une « inégalisation » interne. Ça a l’air compliqué, mais c’est très simple : le libre-échange tend la société aux deux bouts. L’ouvrier de chez Dunlop, ici, dans la zone industrielle, on lui demande de regarder vers l’Est et vers le bas : le pneu revient moins cher en Estonie. Donc on modère son salaire depuis 40 ans, des experts se réunissent contre les coups de pouce au Smic, et, enfin, on licencie, on déménage l’usine, pour baisser les coûts. Mais le patron de Total, lui, regarde vers l’Ouest et vers le haut : puisque le P-DG d’Exxon est mieux payé que lui, c’est bien normal qu’il s’augmente de 52 %. La mondialisation joue le même rôle sur les impôts : la fiscalité se déplace des bases mobiles vers les bases immobiles. Les capitaux peuvent fuir, donc on n’y touche plus. L’impôt sur les bénéfices est passé de 50 %, en 1985, à 25 %, taux affiché, mais en vérité à 24 % pour les PME, 4 % pour le Cac 40, 0 % pour Total ou Sanofi… Eux défiscalisent aux Pays-Bas ou aux Bermudes. Et sur qui on se rabat ? Sur nous, les immobiles, sur le coiffeur d’à côté, qui ne va pas s’« offshoriser » dans les îles Caïmans, et vous, et moi ; malgré la TVA, les impôts locaux, on ne partira pas au Panama. Enfin, une troisième donnée, absente, et à ne pas négliger : l’investissement. Car le bénéfice peut servir à trois choses : rémunérer le capital, payer les salariés ou investir.

C’est professeur Ruffin, aujourd’hui !

En 1979, les entreprises dépensaient 0,50 EUR en dividendes pour chaque euro d’investissement. Aujourd’hui, c’est 2 EUR de dividende pour 1 EUR d’investissement. C’est tragique pour trouver des vaccins chez Sanofi. Mais c’est terrible, surtout, pour affronter le défi climatique, qui réclamerait que les firmes investissent des milliards. À la place, les masses d’argent partent aux actionnaires. Ils ont pris le pouvoir, ils se gavent : le projet industriel est écrasé par la folie financière.

Qu’en est-il actuellement ?

C’est le même cycle qui s’approfondit. Pendant le Covid, les milliardaires français ont engrangé 300 milliards d’euros supplémentaires. Le PIB de la région Hauts-de-France, c’est 150 milliards d’euros. Pareil pour la région Grand-Est, à peu près. C’est comme si, durant une année, la boulangère en face de ma permanence, les journalistes du Courrier picard , les hospitaliers, les architectes, toute l’industrie entre Strasbourg et Le Crotoy avaient travaillé pour enrichir les milliardaires français. Et le gouvernement ne bouge pas le petit doigt. Survient ensuite la guerre en Ukraine. En quelques mois, la part de l’énergie et des transports passe de 3 à 6 % dans la valeur ajoutée. C’est une distorsion énorme. Cela profite à Total, à Engie, aux porte-conteneurs CMA-CGM, à MSC, la famille de M. Kohler (secrétaire général de l’Élysée, mis en examen pour prise illégale d’intérêts en septembre, ndlr) … C’est une déformation gigantesque de l’économie, qui pèse sur les ménages, sur les collectivités, mais aussi sur les autres entreprises. Pourtant, face à cette seconde crise, toujours aucune réaction de l’État pour réguler.

Au nom de Renaissance, l’eurodéputé Pascal Canfin propose un « dividende salarié » et une « superparticipation »…

C’est du flan. Car le constat est encore pire : la mondialisation déséquilibre férocement les plateaux de la balance. Quel devrait être le rôle de l’État ? De peser un peu pour rétablir un minimum de justice. Mais on assiste à l’inverse ! À un État qui vient aggraver cette injustice, qui supprime l’impôt de solidarité sur la fortune, l’ exit tax , qui crée la flat tax … Les mesures fiscales, sous Macron, ont massivement bénéficié aux plus riches, qui remportaient déjà la mise… Au coeur de la crise du Covid, que déclarait-il pourtant ? « Il nous faudra nous rappeler (…) que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » Il ajoutait, citant la Déclaration des droits de l’homme : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Que reste-t-il de ces promesses ? Quoi pour les auxiliaires de vie, les agents d’entretien, les assistantes maternelles, les caristes, les ouvriers de l’industrie agroalimentaire, les travailleurs du bâtiment, qui ont des contrats précaires, des horaires instables, des tâches pénibles et un salaire modeste ? Aucune récompense ! Au contraire, l’inflation vient éroder leur maigre pouvoir d’achat. Et les retraites, deux années à tirer en plus, qui vont peser surtout pour elles, pour eux, avec des métiers physiques.

Réduire les écarts entre les salaires serait un début de solution. De quelle école êtes-vous ? Plutôt Gaël Giraud, qui préconise un écart de 1 à 12, ou Bernard Friot, qui préconise un rapport de 1 à 4 ?

On ne va pas se chipoter là-dessus. Aux États-Unis, entre P-DG et ouvriers, on est passé de 1 à 20 à une échelle de 1 à 254 ! Il s’agit juste de contenir un peu cette poussée : remonter le plancher des salaires des plus modestes et descendre le plafond. Au Monaco Yacht Show, j’ai vu un yacht qui s’appelait le Limitless , le « Sans limites ». Cela dit tout de l’hubris, de la démesure de nos dirigeants. Avec la mondialisation, ils ont échappé au cadre national, au sol commun. Plutôt qu’ils ne volent vers Mars, il faut les faire redescendre sur Terre. C’est une nécessité de justice, mais aussi écologique.

Remonter le plafond, c’est le Smic à 1 600 EUR net ?

C’est un début. Et, en urgence, indexation sur l’inflation !

Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, pense que cela va créer une « spirale inflationniste sans fin » …

La spirale inflationniste des dividendes, des rémunérations des grands patrons, cela ne lui fait pas peur. Et le FMI contredit le gouvernement : une hausse des salaires ne conduit pas à une boucle salaires-prix rendant l’inflation incontrôlable. Après, j’entends qu’en économie ouverte ce soit difficile.

Vous prônez une forme de protectionnisme…

Je suis pour des taxes aux frontières, des quotas d’importation de manière ciblée. Que veut-on produire à nouveau dans notre pays ? Des masques ? Alors, il faut protéger. Sinon, il se passe quoi ? L’État a dépensé des centaines de millions pour créer des usines, mais elles ferment déjà. Pourquoi ? Parce qu’on achète en Chine. Il faut donc une politique commerciale en lien avec une politique industrielle.

Vous voulez faire du « Make France Great Again » , à l’image des États-Uniens ?

Pourquoi pas ! Que l’on identifie les secteurs où l’on veut se réarmer. Vous trouvez normal que l’on ne soit pas fichu de produire du paracétamol aujourd’hui ?

On parle aussi de gouvernance. Êtes-vous favorable à un changement des règles pour que les salariés puissent mieux négocier leur rémunération ?

Dans les conseils d’administration, je suis favorable à ce que les actionnaires conservent des sièges, et que d’autres soient réservés aux salariés. Mais ce face-à-face du travail et du capital ne suffit pas. Il pourrait y avoir des associations de consommateurs, du type UFC-Que choisir, des associations environnementales, des élus locaux… C’est le pluralisme de ces vues, de ces intérêts particuliers conjugués, qui peut amener à l’intérêt général. Aujourd’hui, ces géants ne servent que l’intérêt des actionnaires.

À Amiens, le partage des richesses est-il une question prégnante ?

Sur quoi se sont construites toutes les cathédrales de Picardie ? Sur le textile. Le pic de production dans la Somme, c’est en 1975, mon année de naissance ! C’était le temps des grèves ouvrières, dans le val de Nièvre, des salaires qui bondissent, de la fierté du bleu de travail. En 10 ans, tout a été liquidé. Pas par le fruit du hasard : en 1973 est signé l’accord multifibres, qui a permis les délocalisations, d’abord vers le Maghreb, puis vers Madagascar. Des siècles d’histoire industrielle sont effacés, le chômage explose, la peur change de camp, le patron peut répliquer « T’es pas content ? Y en a 1 000 dehors qui attendent » , une ouvrière de chez Flodor conseille à mon ex-compagne : « Surtout, ne faites jamais d’enfants. » Parce qu’il n’y a plus d’avenir.

Quel avenir désirez-vous porter ?

J’aspire à un monde meilleur, pas au meilleur des mondes. Nos dirigeants répondent à un triptyque depuis 40 ans : concurrence, croissance, mondialisation. Il faut rompre avec ce modèle. Il faut aller vers moins de concurrence et plus d’entraide, moins de croissance et plus de partage, moins de mondialisation et plus de protection. Je suis foncièrement modéré, mais pour être modéré dans cette société, il faut énormément de combativité. La décence est un combat, c’est un acharnement de tous les instants.

Jésus serait pour vous une source d’inspiration…

Je suis un chrétien athée, pourrait-on dire. Le Christ est une belle figure humaine, inspirante, même si je ne crois pas en sa partie divine, sa résurrection, le Saint-Esprit… Quand on risque chaque jour de sombrer dans le découragement, il nous faut des figures réelles ou fictives, Lincoln, Brel, Vallès, Cavanna… qui tirent vers le haut, vers le ciel, vers le courage.

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