« Ca fait treize années que je suis ici, à l’hôpital de Montpellier, mais là, vraiment, la charge de travail, les cadences, ce n’est plus possible. On court, on court, on ne respire plus. » Leïla, comme ses collègues agents d’entretien, n’en peut plus :
« Ils nous ont ajouté le protocole d’hygiène, on a reçu une formation. La désinfection des chariots, c’est très bien, l’essorage de la serpillière… Mais ils n’ont pas ajouté de temps, au contraire : ils ne nous préparent plus les filets, c’est à nous de chercher dans le bac, on perd du temps. » Le temps, la course après le temps, c’est la clé :
« Avant, la salariée faisait mon secteur en 7 h. Moi, j’ai la même surface, en 4 h. Et en plus, ils m’imposent leurs scanners. » Ces « scanners », c’est la goutte d’eau : « On nous demande de badger, pas seulement quand on prend notre poste et quand on le quitte, non : dès qu’on entre dans une pièce, dès qu’on en sort. Tu fais un bureau, tu badges deux fois, deux fois pour des toilettes, deux fois pour une chambre… Ca fait une soixantaine de fois dans ta journée. Pour mieux nous surveiller, chasser les temps morts. Mais en plus, leurs scanners ne marchent pas. On perd parfois deux minutes… » C’est par les horaires, par le temps compté, chronométré, qu’est venue la colère.
S’y ajoutent, bien sûr, les salaires, avec bien souvent des temps partiels contraints, des paies de 1200€, 1300€, au mieux 1400 €. « Il n’y aura rien au pied du sapin. C’est dur. On se serre la ceinture. » D’où leur revendication, comme nous l’avons obtenu à l’Assemblée, d’un treizième mois.
Et pourtant, elles rapportent. Oui, la revue médicale anglaise BM Medecine l’a évalué : à l’hôpital, chaque euro investi dans le ménage, ce sont dix euros de soins qui sont économisés. Parce que ce sont des maladies nosocomiales qui sont évitées.
Voilà donc deux mois, et même plus, qu’elles sont en grève.
Leur employeur, Onet, ne lâche rien.
Le donneur d’ordre, le CHU de Montpellier, se tait, en retrait.
Et où est l’Etat ? Absent. Pas de nouvelle du ministère de la Santé. La préfecture de l’Hérault ne les a pas reçues.
Alors que c’est ici, doublement, le rôle de l’Etat d’intervenir.
D’abord parce que le donneur d’ordre, c’est l’Etat, via le CHU. C’est l’Etat qui fixe le cahier des charges de la sous-traitance, avec des clause de « responsabilité sociale » bidons ou non. C’est l’Etat qui pourrait définir des règles pour que « sous-traitance » ne rime plus avec « maltraitance ».
Ensuite, parce que l’Etat est le garant de l’ordre public, doit protéger le faible contre le fort, rétablir les plateaux de la balance. Or, là, l’injustice, même dans sa banalité, l’injustice est flagrante : des hommes et des femmes qui se lèvent en pleine nuit, pour un maigre salaire, et on leur pourrit un peu plus la vie ? On les presse, on les dégoûte ?
C’est de Leïla, Nacera, Khadidja et de leurs camarades que le président parlait, au cœur de la crise Covid : « Il faudra se rappeler, promettait-il, que le pays tout entier repose aujourd’hui sur ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. »
Pour elles, pour eux, qu’est-ce qui a changé ? Rien.
Ou alors, en pire : la retraite, reculée de deux années, alors qu’à cinquante ans, déjà, les coudes sont rouillés, les épaules coincent, les troubles musculosquelettiques s’installent dans les corps. L’inflation qui grève leurs petits budgets. Et maintenant, le rythme qu’on leur demande d’accélérer, d’accélérer, d’accélérer…
Ce printemps, en plein conflit sur les retraites, et le chef de l’Etat, et sa première ministre s’engageaient sur « un nouveau pacte de la vie au travail ».
On ne voit rien venir.
L’entretien compte 2,3 millions de salariés dans le pays. Des femmes pour beaucoup, qui subissent des temps partiels, qui respirent de produits chimiques, qui travaillent en horaires décalées, qui souffrent des bras du dos à cause de leur métier… et leur travail, on le rend plus pénible encore ?
Et l’Etat va se croiser les bras en disant « je ne peux pas » ?
Vous pouvez. Vous ne voulez pas.
Pour les salariés, les ouvriers, vous êtes passés de « l’Etat ne peut pas tout » à « L’Etat ne veut plus rien ».
Mais pour repousser les retraites, contre des millions de Français dans la rue, contre tous les syndicats unis, contre 80% des salariés, contre même une majorité à l’Assemblée, vous avez voulu, et vous avez pu.
Pour supprimer l’Impôt de solidarité sur la fortune, vous avez voulu, et vous avez pu.
Pour installer la flat tax, vous avez voulu, et vous avez pu.
Alors, alors il est temps de vouloir, et de pouvoir, non plus pour les financiers, non plus pour les grandes fortunes, mais pour les « hommes et les femmes qui tiennent le pays debout ».