« Le reflet du monde dans un casque de pompier »

"Optimisation", "rationalisation", les pompiers en subissent la pression. Qu'on réduise leur budget, leur nombre, leur matériel et un jour viendra on s'en mordra les doigts, désarmés devant la catastrophe climatique comme l'hôpital devant le Coronavirus.

Tout est dans tout. Aussi, en visitant la caserne des pompiers d’Abbeville, lundi dernier, j’ai trouvé un reflet du monde.

Sur le réchauffement climatique, d’abord. Même là, ça se voit, ça s’entend. Le lieutenant-colonel Deck nous présentait un genre de « camion-canadair » (c’est moi qui ai surnommé l’engin comme ça), capable de cracher des milliers de litres à la minute : « Il y a une nécessité de s’adapter aux évènements climatiques de plus en plus extrêmes, commentait l’officier. Depuis deux ans, nous avons à faire à une recrudescence des feux de champs, des feux de broussailles, et vu la météo ce printemps, ça ne va pas s’arrêter là. »

Passant dans le second entrepôt, il nous montra le matériel presque inverse : de quoi avaler des milliers de litres à la minute. « Les orages vont augmenter en nombre et en intensité, comme à Bussus-Bussuel le mois dernier avec des coulées de boue, des inondations soudaines… Et bientôt, on va être au-delà des orages, ça va arriver chez nous. »

Bref, la catastrophe appartiendra à notre ordinaire.

M’a intéressé, surtout, le temps de travail des pompiers. « Chaque journée de travail se déroule de la même manière : rassemblement. Entretien du matériel. Activité physique. Pause repas. Formations et manœuvres… Ce rythme est bien sûr interrompu par les départs en interventions. S’il y avait un accident, on serait prêts. »

Ce décompte du temps de travail m’intéresse. Pourquoi ? Imagine-t-on qu’on dise aux pompiers : « Vous ne serez payés que sur votre temps d’intervention. » Soit, au mieux, quelques minutes par jour… Alors, il est certain qu’ils ne toucheront qu’une aumône, que le métier quasi-disparaîtra, que les camions ne seront pas entretenus, que la lance à eau sera emmêlée, percée, au moment de la dérouler, etc. C’est le principe : on les paie, au cas où, pour qu’ils soient prêts. On a rarement besoin d’eux, mais le moment venu, on a extrêmement besoin d’eux.

C’est le mouvement inverse que subit la société, tout le reste de la société. Le gars en Uber ne sera payé que pour sa course, le temps d’attente, le temps de retour, aucunement. Mais la femme de ménage, de même : alors qu’elle appartenait auparavant à l’entreprise, elle court aujourd’hui entre les chantiers, son temps est réduit, rétréci, compté seulement pour son « intervention ». De même chez les Auxiliaires de vie sociale, n’est travail que le passage chez la « mamie », temps de trajet non-rémunéré, sans temps d’échange avec les collègues, sans ces petits temps creux, temps morts, qui font aussi la vie. Chez les journalistes, les « pigistes » sont rétribués à la ligne, les livres qu’ils peuvent consulter, les recherches qu’ils peuvent effectuer, ne relèvent pas du temps de travail. Chez les policiers, depuis les années Sarkozy, règne la « politique du chiffre », la qualité c’est la quantité, il faut contrôler, interpeler, et ce management contribue à la tension avec la population. Bientôt, l’enseignant ne sera payé que pour son temps de passage devant les élèves, le député pour ses minutes de micro dans l’hémicycle… On y viendra, car partout cette manière de compter le temps gagne du terrain. Le Capital cherche à rogner là-dessus, à rendre le temps productif, hyper-productif, sans gras autour.

Les pompiers en subissent la pression, d’ailleurs. A leur tour, on leur réclame des « interventions ». Le maintien des effectifs dépend de ça, des statistiques, et on leur parle évidemment d’ « optimisation », de « rationalisation ». Car, en effet, les pompiers, au quotidien, ne sont pas « rentables ». C’est une armée de réserve contre le feu, contre les éléments. Qu’on réduise leur budget, leur nombre, leur matériel, et un jour viendra, on s’en mordra les doigts, nus et désarmés devant la catastrophe…

Juste en face de la caserne, à Abbeville, se trouve l’hôpital. Là, depuis des années, chez les médecins, chez les infirmières, on paie à l’ « acte ». Le soin compte peu, n’est pas compté. Le temps d’échange avec le patient, « comment allez-vous ce matin Monsieur Machin ? », c’est du temps de perdu. Pour les budgets, seule l’opération est valorisée.

Surtout, aux urgences, on a fermé des lits, une division par deux. Par souci d’économie, le ministère a liquidé le stock de masques. On s’est mis à flux tendus pour les médicaments, pour les sur-blouses. Côté personnel aussi, on a plus que tiré sur la corde, déjà au bord du craquage en temps normal. Aucune réserve, au cas où, aucune marge de sécurité. Quand la crise du Covid est arrivée, l’hôpital s’est retrouvé à poil. Et c’est tout le pays qui s’est mis à l’arrêt, à cause de la courte vue, pour ne pas dire de la connerie, des technocrates de Bercy. A cause de leur « rationalisation », qui est juste une folie déguisée en Raison, la vie réduite à un tableau Excel. A cause de leur intelligence étriquée, qui ramène tout à deux colonnes, « coûts / bénéfices ».

Nous ne devons plus leur confier notre Santé, ni notre police, ni notre école. Ni nos pompiers.

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