Dengue : la fièvre du profit

« C’est Jean-Louis… J’ai vérifié, pour le vaccin… C’est 360 millions de doses… Ils vont tout détruire… Pas 360 000, 360 millions ! »

Sur mon portable, un message de Jean-Louis, à la CGT du groupe Sanofi. Ses infos étaient parcellaires. Mais voici, reconstituée, l’histoire d’un scandale sanitaire.

Scandale sanitaire

Après vingt ans de recherche et 1,5 milliard d’investissement, Sanofi produit dès fin 2013 un vaccin contre la fièvre tropicale, le Dengvaxia, le seul qui existe alors dans le monde.

Certes, le produit n’est pas parfait : seuls trois des quatre types de dengue (qui touche 400 millions de personnes chaque année) sont évités de manière satisfaisante. Mais il protège 93 % des vaccinés contre sa forme hémorragique, qui tue 22 000 personnes par an, surtout des enfants.

Pour 300 millions d’euros, le site de Neuville‑sur‑Saône, près de Lyon, dédié à la chimie, a été reconverti pour produire le Dengvaxia (avec la perte de 500 emplois, au passage). Quant au prix de vente, Sanofi promet une « politique juste à travers le monde et acceptable pour les autorités sanitaires ».

En avril 2016, l’OMS le recommande donc dans les zones de pandémie.
Le Mexique reçoit les premières doses. Les Philippines vaccinent 500 000 enfants.
Sauf que l’économie se casse la gueule au Brésil, que la situation devient instable en Indonésie, bref, que le tiers‑monde est mauvais payeur.

Pour David Loew, directeur de Sanofi‑Pasteur (la filiale vaccin), une conclusion s’imposait : « Nous voulons rééquilibrer nos efforts vers des vaccins ayant un champ d’application géographique mondial » (Les Échos, 29/3/2017). Le marché régional, c’est trop incertain.

359 millions de doses détruites

Le mardi 16 mai, à Gentilly, lors du comité de groupe France, la direction annonce le changement de stratégie. Récit de syndicalistes présents ce jour-là :

« La direction nous annonce avec un certain cynisme que 359 millions de doses vont être détruites mais que ce n’est pas grave, cela n’aura pas d’impact financier, ça n’entrera pas dans les comptes. Les ‘‘doses non-provisionnées’’, ils appellent ça. On s’est regardés, on leur a demandé de répéter, ils ont confirmé. On leur a dit que ça concernait la santé, que ça pourrait quand même servir à soigner des gens qui en ont besoin : il faut deux doses pour une vaccination complète. Mais ils avaient l’air de s’en foutre, des malades. En fait, avec la dengue, ils ont fait un pari idiot : ‘‘Comme on est les premiers sur la dengue, on va pouvoir la vendre au prix qu’on veut.’’ Sauf qu’on s’adressait à des pays pauvres, qui en plus ont connu des problèmes internes.

À partir de là, ils auraient pu donner ou céder les doses en trop à prix coûtant, car ça ne coûte rien à produire, rien du tout. Ils auraient très bien pu vendre 200 millions de doses à 1 dollar. Mais ils sont tombés dans une habitude malsaine de la pharmacie : détruire plutôt que donner, par peur que les acheteurs n’attendent ensuite que le prix baisse.

En attendant, le site de Neuville ne tourne plus, il est à l’arrêt. On va produire un peu jusqu’à la fin de l’année, et puis fini. Les doses sont stockées là, dans des gros sacs en plastique, congelées. Même l’Inspection du travail ne savait pas que Neuville était à l’arrêt. On ne produira plus de vaccin contre la dengue avant 2021, au mieux. D’ici là, on ne sait pas si on va se retrouver au chômage technique, ou autre chose. »

Mais de ce choix de détruire des centaines de millions de doses, il n’y avait pas de compte-rendu officiel.
Et la direction refusait de nous répondre.
Il a fallu ruser, un peu.

Des habitants de la circonscription, qui travaillent sur le site de Compiègne, sont inquiets, j’ai pleurniché à la direction du site de Neuville : est-ce que cette histoire de dengue, ces 359 millions de doses détruites, ça risquait d’influer sur Sanofi et sur leur emploi à eux ?

Réponse : « Je ne pense pas, car à ce jour c’est uniquement sur le site de Neuville qu’on le produit. Pour le site de Compiègne non, il y a peu de chances que ça les touche. C’est produit uniquement à Neuville, donc Compiègne, il ne devrait pas y avoir de conséquences. »
La confirmation implicite de cette destruction massive.

Derrière ce choix, ce chiffre, en forme de question : combien de mères qui pleureront leur enfant ?

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